BEHM Anne-Sophie, FNRS, CEVIPOL
GRIGNARD Guillaume, FNRS, CEVIPOL,
VANDER MEULEN Julie, CEVIPOL, IEE-ULB
*Les auteurs apparaissent par ordre alphabétique.


 

Introduction

Depuis le référendum sur le Brexit du 23 juin 2016 et la victoire surprise du camp du Leave, les négociations autour de la sortie du Royaume-Uni (RU) de l’Union Européenne (UE) constituent un phénomène de haute intensité dramaturgique et médiatique. Rarement dans l’histoire de la construction européenne, un événement a pris une telle ampleur et a pu être si présent dans les médias. Cette année 2019 en particulier a atteint un sommet en termes de spectacle. La perspective du Brexit a été érigée en véritable intrigue, en raison notamment de l’indécision relative aux résultats du vote final. L’incertitude par rapport aux conséquences du Brexit représente en effet une véritable aubaine pour le traitement journalistique – non seulement pendant ces derniers mois mais déjà depuis la campagne du référendum. Le chaos qu’a provoqué le Brexit a également donné lieu à énormément de moqueries, notamment sous la forme de caricatures, et ce sont ces dernières que nous avons décidé d’examiner. Concrètement, nous analysons comment les négociations du Brexit sont représentées dans les caricatures parues dans la presse britannique entre 2016 et 2018. Les résultats de notre analyse montrent que derrière le rire se laissent entrevoir des éléments significatifs et complexes de la critique humoristique contre le Brexit, qui enrichissent la compréhension de ce phénomène politique.

Alors que la question de l’humour est abordée depuis longtemps dans le domaine des sciences humaines, les politologues et les sociologues ne se sont en revanche emparés du sujet que récemment.

Ils se sont notamment intéressés à l’importance du rire dans le discours politique et se sont penchés sur la question du « pouvoir de l’humour », notamment comme outil de critique ou de contestation par des groupes subalterne, comme par exemple dans les travaux de la sociologue Nelly Quemener. Alors que dans la philosophie de l’humour on se demande plutôt ce qu’est l’humour et quelles caractéristiques font que quelque chose fait rire ou pas. Dans les sciences sociales la question tourne plutôt autour des rapports de force que l’on peut percevoir dans l’humour. En d’autres termes, on passe d’une question comme de quoi peut-on rire ? à des questions de l’ordre de qui rit de quoi ? ou qui se moque de qui ? Et enfin, en quoi cette moquerie représente-t ’elle les rapports sociaux et politiques ?

C’est cette dernière perspective qui nous intéresse ici, puisque appliquons ces mêmes questions aux caricatures sur le Brexit dans le but d’y découvrir dans quelle mesure ces caricatures représentent l’UE comme un des acteurs principaux de ce conflit entre le RU et l’UE, et quelles sont les critiques principales qui sont adressées au phénomène du Brexit plus généralement.

La critique des négociations au cœur des caricatures sur le Brexit

Pour répondre à ces questions de la façon la plus systématique possible, nous avons réparti les caricatures en trois catégories, chacune reflétant la position prise vis-à-vis de l’UE dans les caricatures. Nous avons décidé d’appeler Brexit, tous les dessins qui sont explicitement critiques envers l’UE et la représentent de manière négative en mettant en avant la perspective d’une sortie du RU de l’UE comme quelque chose de positif. Le contraire peut être constaté pour les dessins qui prennent position contre le Brexit, que nous avons appelés Remain – ils contiennent tous une image positive des institutions européennes ou de ses acteurs dans le contexte du Brexit. En effet, cette typologie était pertinente pour notre recherche qui tâchait de voir comment l’UE était représentée par rapport au contexte du Brexit.

Dans nos analyses, nous avons toutefois constaté qu’il y a une troisième catégorie de dessins, beaucoup plus importante, qui ne parle pas ou effleure juste la question du rôle l’UE. Ces caricatures, clairement majoritaires (N=105/120), sont en fait des images critiques envers la procédure interne du Brexit, que nous avons dès lors appelées Critic. Elles se moquent de la manière dont les négociations autour du Brexit sont organisées au RU, des disputes inter- et intra-partis politiques (surtout au sein du parti conservateur mais aussi entre Labour et « Tories ») ainsi que du sort de plusieurs personnages clés du Brexit au fil du temps (surtout de la PM Theresa May, mais aussi de ses ministres ainsi que du leader du parti Labour, Jeremy Corbyn).Les cibles principales de ces dessins sont donc les acteurs nationaux du Brexit.

Cela témoigne de la consternation des observateurs concernant le déroulement de ces négociations interminables sans perspective de solution. Mais aussi, alors qu’une critique très claire et souvent assez forte du Brexit est présente, nous constatons que dans 87% de notre échantillon les auteurs des caricatures ne se positionnent pas directement pour ou contre la sortie du RU de l’UE. Cette dernière est même complètement absente dans la plupart de ces dessins qui se concentrent entièrement sur le processus interne britannique du Brexit. Cette constatation peut paraître surprenante alors que le Brexit est une décision visant directement l’UE, mais l’est beaucoup moins quand on suit l’ensemble des débats médiatiques et politiques britanniques autour de cette question. Malgré les quelques critiques récurrentes envers l’UE dans l’opinion publique, comme par exemple l’idée qu’elle soutirerait énormément d’argent au RU, il semblerait que le Brexit se dispute davantage sur des questions d’ordre national que sur une critique réelle du paysage européen. Prenant ceci en compte, les caricatures se calquent fortement aux grandes tendances des débats britanniques sur le Brexit, comme nous le verrons plus tard.

 

Quelle place à l’UE ?

Le plus souvent l’UE n’est donc pas représentée dans ces dessins Critic. Quand elle l’est, c’est souvent de façon assez anecdotique et souvent par le drapeau qui est opposé à celui des britanniques.  Il reste toutefois quinze caricatures qui se positionnent clairement pour ou contre une sortie du Royaume-Uni de l’UE (7 Brexit ; 8 Remain). Dans ces dessins, l’UE ou des personnages européens importants comme Jean-Claude Juncker ou Michel Barnier sont représentés de manière clairement positive ou négative – correspondant au message respectif que la caricature essaie d’envoyer. Il est intéressant d’observer que dans les dessins Remain, l’UE apparaît plusieurs fois sous forme abstraite et souvent associée aux conditions météorologiques – une carte d’Europe avec du soleil sur le continent et des orages au RU, un jardin florissant de l’UE en face d’un terrain en friche du RU, etc. Dans les dessins en faveur du Brexit, on a plusieurs images de l’UE comme une figure insensible qui n’est intéressée que par l’argent, et sinon différentes images qui mettent en avant une UE qui perd son souffle (un drapeau qui peine à flotter), qui tient de la mascarade (une mauvaise comédie jouée par sa marionnette David Cameron), ou comme quelque chose de mort en pleine décomposition (des politiciens britanniques pro-UE en pleine décomposition dans des cercueils, avec des pancartes aux slogans Remain autour du cou).

Il est toutefois intéressant aussi de s’interroger sur le pourquoi de cette absence d’une image claire de l’UE dans la majorité écrasante des dessins qui, comme nous l’avons mentionné, reflète les tendances britanniques en général. Nous proposons d’expliquer l’absence de cette dernière par plusieurs arguments au niveau national britannique. Premièrement, on peut y retrouver le concept de « l’exceptionnalisme britannique » qui met en avant l’idée que le RU se perçoit comme fondamentalement différent du reste du monde, et qui considère l’UE et l’Europe plus généralement comme une entité qui lui est inférieure. Cela se caractérise par plusieurs mythes nationaux ancrés dans l’identité nationale britannique : le RU serait différent du reste de l’Europe par son héritage historique impérialiste, sa place en tant que berceau de la démocratie parlementaire, sa position géographique en tant qu’île, son Outsider Tradition, etc. Cette tendance britannique à se distinguer du continent européen caractérise depuis le départ ses relations avec l’UE et s’est toujours traduit par des demandes de statut particulier dans le processus de l’intégration européenne (le rabais britannique ; le opt-out de la charte des droits fondamentaux, etc.).

Le deuxième argument découle du premier : l’opinion publique au Royaume-Uni par rapport à la question du Brexit, donc de la sortie du pays de l’UE, est très divisée. Des sondages montrent en effet que même si aujourd’hui une majorité de citoyens voteraient pour l’option Remain, cette majorité est assez faible et beaucoup de gens sont restés convaincus que sortir de l’UE est en soi une bonne idée (51% Remain vs. 45% Leave le 24 avril 2019[1]). Ce qui dérange la société britannique, ce sont plutôt les conflits sans fin des acteurs politiques britanniques qui n’arrivent pas à trouver une solution commune pour réaliser cette sortie de l’UE et les conséquences qu’ils pourraient subir à la suite de ce chaos. En effet, depuis 2017, un nombre croissant de citoyens britanniques estiment que le gouvernement gère mal les négociations du Brexit, atteignant un pic de 71% en avril 20191. Dans ce sens, les caricatures analysées reflètent très bien les tendances générales de l’opinion publique au Royaume-Uni sur la question du Brexit qui reste essentiellement centrée sur des inquiétudes et revendications d’ordre national, plutôt qu’européen.

Conclusion

Notre recherche visait à explorer la question du Brexit sous un angle différent, à savoir au travers du genre de la caricature, pour voir comment l’UE y serait représentée. Notre échantillon portait sur les caricatures des années 2016 à 2018, et il serait donc intéressant dans le futur de compléter cette recherche en y incluant les caricatures de cette année 2019 qui promettent d’être tout aussi riches en nouvelles cibles et thèmes de raillerie. De manière cinglante, il apparaît que l’UE est globalement absente des dessins de la presse britanniques qui traitent du Brexit. Ces caricatures se concentrent majoritairement sur des sujets et conflits intra-britanniques et pas sur la relation entre l’UE et le RU. Si ce constat reflète un nouvel exemple de « l’exceptionnalisme britannique », il montre aussi les traits principaux de l’opinion publique sur le sujet : le sentiment à la fois toujours indécis pour ou contre la sortie de l’UE d’une part et l’agacement réel des citoyens face à des négociations qui n’en finissent pas d’être ridicules. En clair, s’il y avait une seule conclusion à tirer de cet échantillon ce serait une critique acérée envers le chaos total dans lequel règnent ces négociations du Brexit, et une volonté générale d’y mettre un peu d’ordre. En d’autres termes, et pour utiliser la phrase typique qu’utilise le président du House of Commons John Bercow quand le parlement est en émoi, ce que les caricatures semblent mettre en avant le plus c’est un cri du cœur qui réclame : « ORDER PLEASE! ».


[1] Données basées sur les sondages du NatCen Social Research accessible en ligne : https://whatukthinks.org/eu/opinion-polls/uk-poll-results/.