Philippe Lamberts est eurodéputé et co-président du groupe des Verts/ALE au Parlement européen. 

 

 

François Denuit est collaborateur scientifique attaché à l’IEE et au CEVIPOL (ULB) et conseiller politique auprès de Philippe Lamberts


Le 21 juillet dernier, le Conseil européen concluait un accord sur le budget de l’Union européenne (UE) pour les 7 prochaines années (2021-2027) – le cadre financier pluriannuel (CFP) – de 1.074 milliards d’euros ainsi que sur un plan de relance de 750 milliards supplémentaires.

Le Parlement européen avait positivement accueilli l’accord malgré les concessions faites aux États membres qui, jusqu’au dernier moment, s’étaient opposés à ce plan : cinq États autoproclamés « frugaux » (Autriche, Danemark, Finlande, Pays-Bas, Suède) et deux États dits « illibéraux » (Hongrie, Pologne). Forts de la règle de l’unanimité, ces cinq+deux avaient pris en otage le paquet financier, et la rançon qui leur avait été payée était amère : coupes budgétaires pour amadouer les premiers, faible conditionnalité en termes de respect de l’Etat de droit associée aux subsides européens pour attendrir les seconds.

La presse présentait alors généralement l’accord comme accompli, oubliant que pour plusieurs aspects qui le concerne, le vote du Parlement Européen est pourtant incontournable. Or, dès la fin des vacances estivales, les négociations se sont engagées entre le Conseil de l’UE et le Parlement en vue de trouver un accord global. Nous sommes à présent entrés dans la dernière ligne droite de cette négociation, l’occasion pour nous de faire un point sur la situation.

Budget européen

Le paquet comporte quatre éléments distincts, qui feront l’objet de votes séparés au Parlement. Partons du CFP, le budget européen pour les sept ans à venir. Son adoption requiert un vote d’assentiment (vote unique) par une majorité des eurodéputés. Or, l’écart entre le projet de CFP du Parlement et l’accord finalement obtenu au Conseil est important, de l’ordre de 200 milliards d’eurconseios sur l’ensemble de la période. De plus, pour la seconde fois de son histoire, ce cadre financier est en recul (en volume) par rapport à la période précédente et les enveloppes budgétaires pour les programmes phares (Horizon 2020Erasmus+InvestEU…) de l’UE ont été sérieusement rabotées par rapport à l’ambition initiale de la Commission (à mi-chemin entre les visions du Parlement et du Conseil). C’était là apparemment le prix à payer pour l’assentiment des « frugaux », tous contributeurs nets au budget européen.

Des enveloppes toujours insuffisantes…

La négociation s’annonçait donc d’emblée difficile et peu de progrès ont été obtenus jusqu’à présent, les propositions des eurodéputés visant à dégager des fonds supplémentaires pour les programmes phares ayant été refusées par la Présidence allemande du Conseil. Il faut dire que le verrouillage des montants par le sommet de juillet n’a laissé qu’une marge de manœuvre réduite au Parlement qui est mis sous pression : s’il tente de modifier les plafonds, il risque de rouvrir la boîte de Pandore concernant l’ensemble de l’accord, en ce compris le plan de relance, alors que ce dernier doit normalement entrer en vigueur le 1er janvier 2021.

Le Parlement a donc accepté de revoir ses exigences à la baisse, et ne demande plus qu’une hausse de 39 milliards sur 7 ans, mais le Conseil n’accepte à ce stade qu’un surplus de 10 milliards. La bataille continue donc, en particulier pour refinancer des programmes laissés pour compte par le projet actuel comme LIFE (biodiversité) ou Droits et Valeurs (État de droit), mais quoiqu’il arrive, ce n’est pas sur ce point que le Parlement semble en mesure d’arracher une victoire.

… mais des progrès inédits sur l’orientation des fonds

Par contre, sur le plan des orientations, la négociation pourrait aboutir à une triple première avec (1) la fixation d’une quotité du budget européen (30% du total formé par le CFP et le plan de relance) consacrée à la lutte contre le dérèglement climatique, (2) celle d’une quotité (envisagée à hauteur de 10% des dépenses mais toujours en négociation) consacrée à la lutte contre l’effondrement de la biodiversité, et (3) l’inclusion de la perspective de genre dans toutes les analyses d’impact des politiques européennes (au-delà donc de la politique budgétaire proprement dite).

On peut objecter que l’adoption d’une politique agricole commune très largement anti-climat et anti-biodiversité fin octobre limite fortement la portée de ces avancées. Mais nous soutenons qu’au contraire, les quotités précitées donnent un levier qui permettra de forcer le réexamen de cette politique (et de bien d’autres), les orientations du CFP étant juridiquement contraignantes.

Plan de relance

Deuxième pièce du dispositif : le plan de relance de 750 milliards (390 milliards de subsides, 360 milliards de prêts), désormais appelé Next Generation EU, dont la facilité pour la reprise et la résilience (ci-après « la facilité ») constitue la pièce maitresse. Pour rappel, c’est la grande nouveauté de l’accord de juillet, puisque les 27 États membres emprunteront ensemble de quoi financer les plans de relance nationaux et rembourseront ces emprunts ensemble, articulant ainsi une forme de solidarité inédite au niveau supranational : les montants octroyés aux États membres le seront en fonction de leurs besoins tandis que leur contribution au remboursement sera fonction de leurs capacités financières respectives. La facilité est donc l’instrument qui permettra d’octroyer les fonds nécessaires pour la réalisation des « plans nationaux pour la reprise et de résilience ».

Un rôle restreint pour le Parlement dans le processus de gouvernance…

Il faut distinguer trois moments politiques principaux dans la gouvernance de la relance : la définition des priorités politiques dans le règlement établissant la facilité, l’adoption des plans nationaux, et leur mise en œuvre. Si le parlement est colégislateur du règlement établissant la facilité, et donc impliqué dans la définition des priorités politiques qui s’imposeront aux États membres, la proposition initiale de la Commission ne lui octroie qu’un rôle minime dans le processus d’adoption et de mise en œuvre, le primat étant donné à la Commission et au Conseil, et le Parlement étant tout au plus consulté voire informé[1].

… mais des avancées significatives concernant les priorités de la relance

C’est donc le volet le moins avancé du projet puisqu’à ce stade le Parlement et le Conseil doivent encore adopter leurs positions respectives sur la proposition législative de règlement avant d’engager la négociation finale. Pour ce qui concerne le Parlement, il votera sa position le 9 novembre prochain mais les deux commissions BUDG (budgets) et ECON (affaires économiques et monétaires) impliquées dans les négociations en « trilogue » (Conseil, Parlement, Commission) semblent parvenir à un accord pour modifier la proposition législative initiale dans le sens suivant :

  • 20% des montants devront être dédiés à la transition numérique ;
  • 40% des montants devront être consacrés au climat et à la biodiversité et les autres 60% devront passer le test « do no significant harm ». Autrement dit, ils devront éviter d’affecter les objectifs environnementaux tels que définis par le règlement établissant un système de classification (ou « taxonomie ») déterminant les activités économiques considérées comme durables;
  • 100% de l’argent européen mobilisé pour les plans nationaux devra être dépensé dans le cadre des six priorités identifiées par le Parlement : écologie, numérique, social, économie, résilience, et jeunesse. Un minimum de 7% des fonds devra être alloué à chacune de ces priorités ;
  • Les États membres devront fournir une analyse d’impact selon le genre pour l’ensemble de leur plan de relance, une excellente nouvelle lorsque l’on sait l’impact disproportionné de la crise sur les femmes[2];
  • Les eurodéputés se sont également mis d’accord pour assouplir le lien entre le Semestre européen (via les recommandations spécifiques par pays de la Commission) et la validation des plans nationaux, ainsi que sur la suppression des références à la conditionnalité macroéconomique (typiquement associée aux « réformes structurelles » dont on connait le biais néolibéral). Ces dernières seront remplacées par une disposition chargeant la Commission de venir avec une nouvelle proposition législative articulant le lien entre la facilité et la gouvernance économique une fois la suspension du pacte de stabilité et de croissance levée. Sur ce dernier point, la négociation avec le Conseil, dont les positions sont plus conservatrices en la matière, sera sans doute encore difficile.

Cette liste n’est pas exhaustive puisque d’autres progrès sont en vue concernant la transparence des bénéficiaires des fonds et la lutte contre la fraude, l’implication dans le processus des pouvoir locaux ou encore celle des organisations de la société civile et des partenaires sociaux.

Pour ce qui est du rôle du Parlement, une majorité semble aussi se dégager pour que l’adoption des plans nationaux puisse se faire via un acte délégué plutôt qu’un acte d’exécution, ce qui lui donnerait le droit d’approuver ou de s’opposer à la décision de la Commission.

Ressources propres

Troisième élément : les ressources propres. Le remboursement de l’emprunt de 750 milliards ne pourra se faire que de trois manières : via une augmentation des contributions nationales (ce qui est intolérable pour beaucoup d’États contributeurs nets), via une réduction significative des programmes européens (ce qui est probablement inacceptable pour beaucoup d’États bénéficiaires), ou via de nouvelles ressources – des impôts européens – alimentant directement le budget de l’UE. Le débat concernant les ressources propres ne date pas d’hier et leur introduction est nécessaire, au-delà du remboursement de l’emprunt européen, afin de financer le green deal et d’autres programmes européens. Plus fondamentalement, de nouvelles ressources propres permettraient davantage d’autonomie pour l’Union et rien de moins qu’une petite révolution du système de financement de ses politiques, loin des chantages nationaux gangrenés par la logique du « juste retour ».

Le parlement utilise le CFP comme levier…

Ici, la décision est du ressort exclusif des États membres, avec une consultation (non-contraignante) du Parlement. Pour gagner voix au chapitre, le Parlement a donc utilisé son consentement (indispensable, cette fois) au CFP pour obtenir des avancées sur les ressources propres.

Plusieurs pistes sont envisagées dont notamment une taxe sur les déchets plastiques, une extension du système de droits (payants) d’émission de CO2 à de nouveaux secteurs (le système ETS), une taxe carbone aux frontières, une taxe Gafa sur les géants du numérique et la taxe sur les transactions financières (TTF).

… pour obtenir un calendrier contraignant

À ce stade, la négociation porte principalement sur un calendrier légalement contraignant de leur mise en œuvre. Les positions concernent donc principalement le timing du volet ETS que le Conseil veut retarder de 2021 à 2023 et celui de la TTF, que le Parlement veut avancer de 2026 à 2024. Une chose est sûre : l’adoption de ce texte au Parlement lancera la mécanique qui mènera à la mise en place de ces ressources propres, indispensables au financement du plan de relance et à la refondation du système de financement de l’UE. Quant à leur périmètre – dont celui de la TTF, qui fait débat –, il fera l’objet d’âpres négociations dans les mois et années à venir.

État de droit

Le quatrième et dernier volet concerne la question du respect de l’État de droit par les États membres. Au moment de leur adhésion, ils ont tous du satisfaire à des conditions strictes sur ce plan (critères de Copenhague). Mais les traités sont ainsi faits qu’une fois membre, ces obligations deviennent de facto moins contraignantes, vu que la seule procédure de sanctions en ce domaine, prévue à l’Article 7 du Traité sur l’UE (TUE), requiert l’unanimité des membres, à l’exclusion de celui visé par la sanction. Il suffit donc que ce dernier trouve un seul allié pour rendre inopérant le mécanisme de sanction.

Vers un instrument plus opérationnel…

Or, à la fin de la législature précédente, la Commission Juncker avait déposé un projet de règlement permettant de suspendre les subsides européens en cas d’infractions liées au respect de l’État de droit. C’est ce texte que le Parlement Européen a voulu lier à l’adoption du paquet financier qui fait l’objet des négociations actuelles avec le Conseil.

Les éléments-clés en discussion concernent d’abord le périmètre des infractions prises en considération. Le Conseil voulait le réduire à celles qui auraient un impact direct et manifeste sur le budget européen. En d’autres termes, selon cette logique, le non-respect de l’État de droit ne serait important que s’il coûte de l’argent à l’UE. Le Parlement a défendu une position plus large, qui rappelle que l’UE est aussi une union de valeurs, et a obtenu que le champ d’application du mécanisme (une liste des cas considérés comme en violation de l’État de droit) et le type de sanctions qui en découlerait soient précisées, faisant notamment référence à l’indépendance et à l’impartialité du système judiciaire.

Sa proposition d’impliquer un panel d’experts indépendants, composé d’experts en droit constitutionnel et d’experts financiers et budgétaires, afin d’assister la Commission dans son évaluation des violations de l’État de droit, semble également trouver un écho favorable du côté du Conseil. Ces différentes avancées devraient donner à la Commission une marge de manœuvre réelle pour agir en cas de non-respect.

…mais une procédure encore insatisfaisante

Il reste toutefois un nœud crucial à dénouer concernant le processus de décision qui mène aux sanctions. La Commission, soutenue par le Parlement, a proposé un système de « majorité qualifiée inversée » : il faudrait une majorité qualifiée, c’est-à-dire au moins 55% des États membres représentant 65% de la population, pour bloquer une proposition de sanction. Au contraire, le Conseil s’arc-boute sur un processus de majorité qualifiée pour adopter la sanction. Cette dernière option serait en soi un progrès par rapport au processus de l’Article 7 TUE qui exige l’unanimité. Mais les eurodéputés cherchent à éviter que le Conseil puisse tuer une proposition de sanction simplement en ajournant le vote perpétuellement et souhaitent donc encore obtenir des garanties concernant la possibilité d’une adoption rapide de sanctions. Un compromis pourrait être trouvé autour d’une évaluation du mécanisme par la Commission d’ici trois ans avec la possibilité pour le Parlement d’exiger une modification du système.

Conclusion

Si un accord final reste encore à trouver, les négociations progressent. À ce stade, une chose est en tout cas certaine : à la différence des négociations budgétaires précédentes, lors desquelles les cyniques avaient sans doute raison de critiquer un Parlement qui gueule fort mais finit par s’aplatir, cette fois, le Parlement négocie ferme. Et les échanges ont déjà permis de récupérer sans doute une partie de la rançon payée en juillet aux frugaux et aux illibéraux. Mais il reste encore des aspects importants à négocier avant qu’une fumée blanche n’émane du quartier européen.


[1] Pour rappel, la procédure de réalisation et de suivi des plans nationaux se fera dans le cadre du Semestre européen, l’outil de coordination des politiques macroéconomiques des États membres, dans lequel le Parlement n’a qu’un rôle limité.

[2] Voir par exemple Wenham, C. (2020), ‘The gendered impact of the Covid-19 crisis and post-crisis period’, Study requested by the FEMM Committee of the Eurpean Parliament, EPRS, 30/09/2020.

Photo principale: © European Union 2020 – Source : EP/ Benoit BOURGEOIS.