Dans son discours inaugural des débats organisés par le réseau Jean Monnet OpenEUDebate, Charles Picqué, Président du Parlement bruxellois, décrit les enjeux pour l’Europe, mais aussi pour Bruxelles, des prochaines élections européennes.


L’enjeu des élections européennes

Bonjour à toutes et tous,

Le Parlement bruxellois, l’ULB et la VUB s’associent donc pour donner du corps au débat européen. Nous avons voulu créer un espace d’échanges à quelques semaines d’élections européennes qui se profilent et seront déterminantes pour l’avenir de l’Europe. Le contexte est connu : les spectres extrémistes et totalitaires, les réflexes nationalistes et de repli identitaire refont surface un peu partout en Europe.

Il y a certes de nombreuses critiques qu’on veut adresser à une Europe vieillissante qui ne prend pas suffisamment la mesure des défis mondiaux, comme celui de la migration, de l’environnement, de l’essoufflement de la démocratie, du respect de ses valeurs fondatrices. Notre Europe a besoin d’un nouveau visage, d’une nouvelle direction et d’un nouveau souffle, mais je ne vais pas m’étendre là-dessus car c’est justement l’objet de vos travaux d’aujourd’hui.

Je rappelle si besoin est, et avant de vous entretenir de Bruxelles, que l’Europe a créé un espace de paix, et en cela, notre attachement à la construction européenne ne doit souffrir d’aucune réserve. L’Europe, c’est d’abord la possibilité pour des générations de vivre en paix. C’est fondamental, et il ne faut pas l’oublier. C’est parce que nous croyons au projet européen qu’il nous est permis de le critiquer et de vouloir l’améliorer.

Ma génération nourrissait de grands espoirs dans la construction européenne. Je me rappelle avoir participé à un tournoi d’éloquence en dernière année du secondaire sur le thème « De la CECA à l’unité européenne ». C’est dire l’espérance que suscitait le projet européen.

Bruxelles, capitale européenne

Venons-en à Bruxelles, capitale européenne ou l’une des capitales européennes. Est-ce le fruit du hasard ?

Il faut savoir que la capitale européenne devait être Paris ! La capitale française a failli accueillir le siège de la Commission et du Conseil européens, le pouvoir exécutif de l’Union. Pendant les négociations du traité de Rome, qui crée la Communauté économique européenne (CEE) en 1957, Jean Monnet voulait faire de Paris la capitale, là où se trouve actuellement le quartier de La Défense, sur la rive gauche de la Seine. Des plans ont même été ébauchés. Bruxelles, à l’époque, ne faisait pas l’unanimité parmi les six Etats membres : la France voulait Paris ; les Italiens proposaient Milan, mais sans grande conviction et ils étaient prêts à se rallier à la candidature parisienne. Pour l’Allemagne, en revanche, c’était hors de question : elle voulait Bruxelles ou, au pire, Strasbourg. Sans surprise, les pays du Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) défendaient la candidature bruxelloise.

Bruxelles a finalement fait office de compromis acceptable : une ville centrale, capitale d’un pays qui ne pouvait prétendre à aucune suprématie, et qui devient provisoirement la capitale de la CEE en 1958. Du provisoire qui dure.

Le 12 décembre 1992, lors du Conseil européen d’Edimbourg, les représentants des gouvernements des États membres adoptent de commun accord une décision relative à la fixation des sièges des institutions et de certains organismes et services des Communautés européennes. Cette décision confirme le siège du Parlement à Strasbourg et la tenue de sessions extraordinaires à Bruxelles.

Confirmant la décision d’Edimbourg, un protocole sur la fixation des sièges des institutions et de certains organismes et services des Communautés européennes est annexé aux Traités par le Traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997.

Je me souviens d’ailleurs de l’appel du Premier ministre Jean-Luc Dehaene, tard dans la soirée de négociations à Edimbourg, m’annonçant l’accord que je jugeais équilibré et favorable à Bruxelles.

Le Parlement européen a son siège à Strasbourg, où se tiennent les douze périodes de sessions plénières mensuelles, y compris la session budgétaire. Les périodes de sessions plénières additionnelles se tiennent à Bruxelles. Le Conseil, la Commission, le Comité économique et social et le Comité des régions ont leur siège à Bruxelles.

On ne dira jamais assez quel extraordinaire atout Bruxelles a été et est pour notre pays. Mais cela l’aurait été davantage dans une Belgique qui aurait pu échapper aux divisions institutionnelles belgo-belges.

Imaginez ce qu’aurait pu être Bruxelles dans un pays uni, pour faire pleinement de sa capitale le centre de son développement au service du pays tout entier et avec des investissements nationaux ambitieux.

Car Bruxelles, en tant que moteur économique, touristique et culturel de nos deux communautés, doit œuvrer dans l’intérêt de ses habitants, mais pas seulement. Elle a un devoir de responsabilités pour assumer ce statut de capitale nationale, européenne et internationale, et ce au service de tout le pays. Mais quelle chance d’avoir pu être ce centre européen ! Je me souviens d’une visite en Uruguay, quand Montevideo se voyait avec enthousiasme capitale du Marché commun du Sud (Mercosur). Je fus interrogé par le parlement uruguayen sur les missions, les avantages et les contraintes qu’accompagnait une telle vocation de capitale internationale.

Un chantier pour accueillir les institutions de l’Union

Une première mission fut d’accueillir une série de bâtiments des principales institutions européennes : parmi celles-ci, relevons le Berlaymont comme siège de la Commission européenne, le Caprice des Dieux pour le parlement européen, ou encore le bâtiment Europa comme siège principal du Conseil européen.

C’est aussi accueillir :

  • 6 institutions européennes
  •  14 organisations de l’Union européenne
  • 42 organisations intergouvernementales
  • 300 représentations régionales et locales
  • 5.400 diplomates
  • 20.000 lobbyistes
  • près de 1.000 journalistes accrédités
  • 29 écoles internationales

Bruxelles est également la première ville mondiale en nombre de diplomates, et la 2e ville mondiale de congrès.

Un « memorandum of understanding » pour le développement du quartier Léopold-Schuman a été signé le 27 mars 2006 entre l’État fédéral, la Région de Bruxelles-Capitale, la Ville de Bruxelles et les communes d’Ixelles et d’Etterbeek. Cet Accord tripartite définit les droits et devoirs dans le cadre du redéveloppement du Quartier européen. Parmi les devoirs de la Région de Bruxelles-Capitale : le développement d’un schéma directeur. Et ce n’est pas simple car il faut compter avec l’addition de décisions urbanistiques prises au fil du temps, sans réel souci de cohérence. Différentes initiatives privées avaient déjà été prises en anticipant l’importance grandissante de l’Europe à Bruxelles.

Bruxelles se doit bien sûr de prêter une attention particulière aux conséquences que peut avoir cette présence sur les dynamiques du territoire, qu’il s’agisse de développement urbain, de patrimoine architectural, d’environnement, de mobilité, de flux touristique ou de gestion des espaces publics (tant leur sécurisation que leur convivialité), et éviter de consacrer une ville à deux vitesses : riche par sa contribution au PIB national, et en même temps, à l’instar d’autres capitales, lieu de concentration de l’exclusion et de la précarité sociale.

Les défis de Bruxelles

Le premier défi à Bruxelles est donc d’inclure urbanistiquement l’Europe dans le tissu bruxellois, tout en veillant aux équilibres sociaux-économiques.

Le deuxième défi est d’incarner l’Europe de manière symbolique.

Tout projet politique, et l’Europe est probablement l’un des projets politiques les plus considérables du 20e siècle, vit aussi de symboles : le drapeau européen, l’Hymne à la Joie, la Journée de l’Europe, la monnaie européenne sont autant d’éléments censés fédérer les Européens autour du projet politique. Bruxelles, comme capitale, est devenue un symbole de l’Europe.

Cette fonction symbolique est d’ailleurs assumée pour le meilleur comme pour le pire. De nombreuses voix europhobes ou eurosceptiques ne manquent d’ailleurs pas de mentionner Bruxelles lorsqu’ils stigmatisent l’Union européenne et ses institutions. On se souvient tous, il y a quelques semaines, de la campagne publicitaire hostile du gouvernement hongrois, qui critiquait l’Europe en ces termes : « Vous aussi, avez le droit de savoir ce que Bruxelles prépare ». C’est dire comme Bruxelles a acquis cette stature internationale et a su incarner l’Europe de manière symbolique.

Mais cette image européenne est parfois difficile à assumer car Bruxelles reste fragilisée par un défaut d’investissements et un manque de coopération inter-régionale, dans un pays en situation de réforme institutionnelle permanente.

Un autre rôle assumé par Bruxelles en tant que capitale est probablement le plus important : celui d’incarner un espace multiculturel agissant comme un laboratoire, un défi du vivre ensemble en Europe. J’ai coutume de dire que Bruxelles est la plus petite ville-monde du monde, avec ses différentes communautés issues tant d’une immigration économique que sociale, et caractérisée par sa diversité culturelle.

Ville multiculturelle

Il y a 415.000 étrangers sur une population totale de 1.200.000 personnes. Dans la capitale, donc, 1 Bruxellois sur 3 est de nationalité étrangère, et 1 sur 5 est ressortissant d’un Etat membre. Sans oublier que nombre de Bruxellois d’origine étrangère ont acquis la nationalité belge. Les Français représentent toujours la première communauté étrangère, avec 15,2% des étrangers de Bruxelles. Les Roumains (9,3%) viennent ensuite en deuxième position et les Marocains complètent le podium. Derrière eux viennent l’Italie, l’Espagne, la Pologne et le Portugal.

C’est là tout le charme, la force mais aussi le défi de Bruxelles comme capitale européenne, et c’est l’une des raisons pour laquelle les étrangers s’y sentent souvent bien. Un Américain me disait dernièrement que l’orsqu’il venait à Bruxelles, il avait l’impression de se sentir nulle part et partout à la fois.

Bruxelles est désormais une ville multiculturelle. Mais le vivre-ensemble n’est pas évident. Le développement séparé est aussi un risque et c’est d’ailleurs une réalité très présente dans nombre de métropoles. Par ailleurs, la question de la multiculturalité ne doit pas renvoyer au second plan la question sociale. Dans les villes, c’est cette question qui est première. Vous pouvez avoir une multiculturalité apparemment réussie qui n’est en réalité qu’un trompe-l’œil.

Prenons les after-work du jeudi soir Place du Luxembourg, ou le marché des Chasseurs ardennais à Schaerbeek: on y trouve toutes les nationalités mais c’est, peu ou prou, de l’entre soi. On y retrouve la même classe sociale, les mêmes réseaux. Le vrai pari c’est réussir à la fois la question multiculturelle et, en même temps, la question sociale. C’est cette question qui a incité les pouvoirs publics, la Région comme les communes, à investir massivement dans les infrastructures et dans le renouveau des quartiers afin d’assurer une mixité sociale et culturelle. Est-ce que la situation que l’on connait est parfaite ? Sans doute pas mais je crois que Bruxelles a, dans ce combat quotidien, mieux réussi que d’autres métropoles ou de véritables ruptures et fractures socio-spatiales déchirent leur territoire.

Dans une société de plus en plus fragmentée, le besoin de cohésion sociale est donc indispensable.

Elle doit être voulue, au travers des différentes politiques urbaines, culturelles et sociales, comme un liant et un apaisement relationnel capable de surmonter la dérive de l’entre-soi et de l’enfermement social ou communautaire.

Nous pouvons constater que Bruxelles constitue en soi un laboratoire européen, international mais aussi national ; en témoigne le modèle bruxellois élaboré au cours de ces trois dernières décennies pour gérer au mieux et d’abord les relations intra-belges. Par le dialogue, par le compromis « à la belge », par le souci de protection des minorités, ce modèle a fonctionné malgré les nombreux risques de blocage qui auraient pu aboutir à une paralysie née de tensions communautaires. Nous avons tendance à l’oublier, mais en 1989, beaucoup d’observateurs n’étaient effectivement pas convaincus que les institutions bruxelloises seraient viables à long terme, non seulement car elles étaient complexes, mais aussi car elles étaient le fruit de négociations longues et difficiles. Mais les élus bruxellois ont réussi à surpasser leurs différences idéologiques et linguistiques pour construire un modèle qui fonctionne. Et ce modèle doit fonctionner, car comment imaginer que Bruxelles soit capitale européenne et en même temps incapable d’assurer la paix communautaire intra-belge entre néerlandophones et francophones ?

Un mot pour terminer

Les enjeux et les défis démocratiques que l’Europe doit relever sont nombreux. Le premier d’entre eux, dans les années à venir, sera de continuer à tisser le lien entre les citoyens et les élus, d’expliquer le projet européen, de construire une identité forte basée sur des valeurs humanistes historiques.

Il faut que nous innovions toujours plus pour assurer légitimité et crédit aux institutions européennes. A ce propos, je ne peux taire une préoccupation majeure : celle de mieux faire connaitre l’actualité européenne par nos populations et particulièrement dans la capitale européenne. Je lisais dans un quotidien français les résultats d’une étude de la Fondation Jean Jaurès qui avait comptabilisé les sujets des journaux télévisés français consacrés à l’Europe. Ces résultats sont navrants et un effort s’impose à tous les médias et politiques pour mieux faire comprendre les bienfaits de la construction européenne. De même, il s’imposera aux élections régionales de 2024 d’accorder le droit de vote à tous les Européens membre de l’Union et établis à Bruxelles, car cela participera à cette symbolique d’une citoyenneté européenne.

Merci pour votre attention.