Amandine CRESPY est chargée de cours et chercheuse au CEVIPOL et à l’IEE.
Janine GOETSCHY est professeure au sein du master en études européennes.
Elles sont toutes deux titulaires du cours « Internal market and social Europe »
 


Amandine CRESPY et Janine GOETSCHY: « On a assisté ces trois dernières années à un relatif rééquilibrage des discours et des pratiques dans le cadre du Semestre européen, qu’il s’agisse d’une plus grande souplesse dans la mise en œuvre de la discipline budgétaire ou d’une plus grande attention apportée au social avec l’adoption, par exemple, d’un nouvelle batterie d’indicateurs permettant une veille sur les questions sociales. En dépit de ces évolutions, le constat reste sans appel lorsque l’on compare la situation en 2017 à ce qu’elle fut préalablement à la crise financière et de la dette de 2008-2010. Les inégalités de richesse, à la fois entre Etats européens et en leur sein, n’ont cessé de s’accroître et des groupes entiers au sein de nos sociétés doivent désormais faire face au déclassement social et à la paupérisation».

– Ce socle aborde l’ensemble des enjeux sociaux et d’emploi de nos sociétés actuelles s’inscrivant en cela dans la continuité de la stratégie de Lisbonne des années 2000 – qui s’était déjà départie d’une approche antérieure trop fragmentée de l’Europe sociale – en développant une coopération accrue entre Etats membres autour de sujets sociaux de priorité nationale (emploi ; exclusion sociale ; réformes des retraites et soins de santé) mais sans être forcément liée à des mesures de droit social européen contraignant. Ce socle s’appuie sur le registre global de la Charte des droits fondamentaux du traité de Lisbonne (2007). Il s’échafaude autour de thèmes qui sont l’égalité des chances et l’accès au marché du travail, des conditions de travail équitables, une protection et insertion sociales pour tous, et offre une vision désormais plus englobante des transformations économiques et sociales à l’œuvre dans les Etats membres.

Par le passé, l’agenda social de l’UE fragmenté et ad hoc était porté par des enjeux sociaux liés directement au marché intérieur (cf. sécurité sociale des travailleurs mobiles; directives emploi de la fin des années 1970 ; comité d’entreprises européens ; reconnaissance des diplômes ; travail détaché  etc…), à des sujets pionniers et alors encore inexplorés par les Etats membres (égalité des genres; discriminations etc…), ou des questions évoluant au gré des majorités politiques au sein du conseil des ministres des affaires sociales et de la volonté entrepreneuriale de la Commission européenne (cf. santé et sécurité au travail ; temps de travail ; contrats de travail).

Ce nouveau ‘socle européen’ cherche donc, tel le Semestre européen, à englober des domaines de politique publique dans lesquels les institutions européennes disposent de compétences et d’instruments très différenciés, depuis la capacité de réglementer à celle de simplement énoncer des recommandations.

– En même temps, ce socle social européen de 2017 contient une dimension normative importante avec un rappel des valeurs et droits du modèle social européen face à la mondialisation. Plus précisément, en raison des effets sociaux parfois dévastateurs de la crise de 2008 en particulier dans les Etats du sud de l’Europe et pays baltes, et des ‘divergences sociales croissantes’ au sein de l’UE durant cette période, ce pilier social constituerait une sorte de garde- fou contre une spirale sociale vers le bas. Suite aux effets de la crise de 2008, aggravés par la discipline fiscale prônée par l’UE, ce socle vise un effort de ‘convergence par le haut’. Le ‘rapport des cinq présidents’ de juin 2015 avait d’ailleurs préconisé la nécessité de plus de convergence pour les politiques sociales et d’emploi en même temps que pour les autres politiques (monétaires, économiques, financières, budgétaires) si l’on souhaite un fonctionnement optimal de la zone euro. Quant au ‘rapport sur l’avenir de l’Europe’ de mars 2017, il s’interroge sur l’importance du rôle de la ‘dimension sociale’ dans chacun de ses cinq scénarios.

– Cependant, en raison de la grande diversité sociale et économique entre Etats membres, d’un contexte où le rapport de force capital/travail n’est pas favorable à ce dernier, mais aussi du fait que le social soit sur le plan juridique une ‘compétence partagée’ entre l’UE et les Etats membres, ce pilier social annonce essentiellement un socle c.a.d. une orientation minimaliste des droits.

La méthode ouverte de coordination déployée au moment de la stratégie de Lisbonne (2000) a permis sur presque vingt ans de propager bon nombre de paradigmes quant aux réformes à mener dans les domaines du social et de l’emploi dans les différents Etats membres : une expérience que l’UE cherche à mettre à profit pour diffuser désormais ses nouveaux paradigmes inhérents au socle social de droits sociaux minimaux garantis à tous dans le cadre de marchés du travail plus flexibles. Cette exigence de conditions de travail décentes pour toutes les formes d’emploi se retrouve dans le rapport récent du Parlement Européen (20 décembre 2016 / commission des affaires sociales et emploi/ rapporteure  M.J.Rodrigues) qui propose même une directive cadre sur ce thème précis).

– Cet agenda global des enjeux sociaux européens repose par ailleurs sur une vision économique et sociologique assez claire des évolutions du monde du travail qui traversent nos sociétés (croissance des nouvelles structures d’entreprises comme les start up ; ubérisation de l’économie ; robotisation ; métiers de demain etc…) et des défis qui leur sont liés (pénurie durable ou non d’emplois ? pénurie des qualifications requises ; vieillissement de la population…) ; il propose une ‘adaptation urgente’ de nos droits sociaux à ces évolutions en cours pour préparer les nouvelles solidarités de la société de demain.

– Ce choix européen de promouvoir des réformes nationales visant une plus grande égalité des droits contient une tendance implicite vers ‘l’universalité’ des droits en même temps qu’une flexibilité accrue du marché de l’emploi, deux objectifs qui exigeront – s’ils sont menés de front – des réformes nationales de fond dans certains cas. On notera une ressemblance frappante entre ces choix européens et le programme de réforme sociale du nouveau président français Emmanuel Macron. En France comme ailleurs, le principal risque est que les nouveaux droits garantissant protection et justice sociales ne soient pas à la hauteur des effets pervers qu’entraîne le lent déclin du salariat au profit de formes de travail plus flexibles et précaires.

Fin avril 2017, trois éléments concrets ont émergé de cette communication sur le socle social européen. D’abord, une proposition de la Communication relative à l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée impliquant notamment une révision de la directive sur le congé parental. Par ailleurs, la Commission a entamé des phases de consultation dans deux domaines. Une 1ère phase de consultation des partenaires sociaux dans le cadre de l’Article 154 TFEU sur une possible révision de la Directive (Directive 91/533/EEC) – relative à l’obligation de l’employeur d’informer le travailleur des conditions applicables au contrat ou à la relation de travail. De manière similaire, une 1ère phase de consultation similaire a été initiée concernant l’accès à la protection sociale des personnes dans des formes d’emploi non-standard.

Un rappel d’ordre général s’impose à ce stade. On a assisté ces trois dernières années à un relatif rééquilibrage des discours et des pratiques dans le cadre du Semestre européen, qu’il s’agisse d’une plus grande souplesse dans la mise en œuvre de la discipline budgétaire ou d’une plus grande attention apportée au social avec l’adoption, par exemple, d’un nouvelle batterie d’indicateurs permettant une veille sur les questions sociales. En dépit de ces évolutions, le constat reste sans appel lorsque l’on compare la situation en 2017 à ce qu’elle fut préalablement à la crise financière et de la dette de 2008-2010. Les inégalités de richesse, à la fois entre Etats européens et en leur sein, n’ont cessé de s’accroître et des groupes entiers au sein de nos sociétés doivent désormais faire face au déclassement social et à la paupérisation.

Cela provoque un ressentiment populaire qui menace toutes les élites établies et la viabilité même de l’Union européenne, tant celle-ci est vue comme la source des problèmes (fragilité de l’Euro, dette, austérité) et tant elle a peu œuvré pour adopter des mesures sociales correctrices. Les potentialités de ce socle européen des droits sociaux sont donc clairement endiguées dans ce cadre-là. En réalité, plus les Etats-providence nationaux étaient solides, plus ils ont contribué à amortir les effets de la crise. Si le socle s’inspire des contenus politiques des pays nordiques dont les systèmes sociaux et d’emploi n’ont finalement pas si mal résisté aux pressions réformatrices liées à la mondialisation, n’est pas scandinave qui veut. Les Européens devront redoubler de volonté politique collective pour se doter des nouveaux instruments et des nouvelles ressources indispensables pour abandonner la logique négative de concurrence fiscale, réglementaire et sociale nécessairement productrice d’inégalités pour une logique positive de convergence par le haut.