Mario Telò est professeur à la LUISS et à l’ULB et membre de l’Académie royale de Belgique.


Invité par l’IEE-ULB, d’entente avec la Mission du Royaume-Uni auprès de l’UE, à présenter pour la première fois la position du Royaume-Uni de Boris Johnson en vue de la complexe négociation sur les relations RU-UE après le Brexit, David Frost CMG UK Prime Minister’s Europe Adviser and Chief Negotiator, nous a donné une conférence très cultivée et ambitieuse ayant comme titre « Reflections on the Revolutions in Europe »: une véritable philosophie du Brexit.

Le plus frappant a été la contradiction évidente entre l’extrême gentillesse et le pragmatisme annoncé par David Frost au niveau de la négociation, et de l’autre, la portée philosophique du tournant historique qu’il souhaite ainsi que le défi souverainiste posé à l’Union européenne.

Nous ne pouvons que nous réjouir de l’intention, au moment de la séparation du Royaume-Uni de l’UE, de situer le Brexit dans une perspective historique de longue durée, et de hausser ainsi le niveau du débat en abordant des questions fondamentales d’histoire et de perspective de la pensée politique.

Le titre de la conférence évoque explicitement le célèbre penseur anglais, critique radical de la Révolution française, Edmund Burke, et son livre « Reflections on the Revolution in France » (1790). Néanmoins, pour deux raisons principales la référence à Burke est un signal de dure polémique anti-UE.

Référence à Burke : un signal de dure polémique anti-UE

Tout d’abord, en refusant l’idée même d’un changement basé sur des « idées abstraites », telles que l’État de droit, les droits de l’homme, la constitution écrite, Burke refusait totalement non seulement la France révolutionnaire, mais également la monarchie constitutionnelle française de 1790.

D’emblée, il rejetait également la philosophie du droit naturel, qui avait dominé la pensée européenne de la modernité, de Spinoza à Althusius, de Montesquieu à Rousseau sans oublier deux maîtres à penser anglais tels que Thomas Hobbes et John Locke. L’alternative de Burke est basée sur la continuité avec la tradition, jusqu’à la défense du préjugé comme base de la société, une alternative qui a risqué de le rapprocher du conservatisme illibéral.

La deuxième raison d’inquiétude de cette comparaison historique est la plus importante au niveau politique. M. Frost s’est inspiré de Burke mais a changé son titre et proposé des « Réflexions sur les révolutions en Europe » au pluriel. Pourquoi le pluriel ?  Il a expliqué, de façon surprenante, que nous avons assisté à deux révolutions en Europe : la révolution du siècle passé, représentée par les 70 ans de l’unification européenne caractérisée par la mise en commun et le partage de la souveraineté (sovereignty sharing and pooling), et la nouvelle révolution, ouvrant le XXI siècle, représentée par le Brexit au nom du retour du contrôle des frontières (catching back the borders control) et de la relance de la souveraineté nationale.

Le caractère très polémique, voire même l’agressivité de cette présentation du tournant en cours dans l’histoire de l’Europe est évidente :  l’UE appartient au passé alors que le nationalisme, lui, c’est l’avenir.  Non seulement le Brexit est ainsi proposé comme un modèle pour tous les pays européens, sur la même longueur d’onde que les discours et la politique désintégrateurs de Trump, mais la démarche  intellectuelle de M. Frost le situe même au-delà des positions actuelles des souverainistes du continent, qui, de Kacinsky à Orban, de Salvini à Le Pen, de AfD à Vox, ont tous renoncé, après leur défaite du 26 Mai 2019,  à proposer la sortie de leurs pays de l’UE (et/ou de l’Eurozone) et pratiquent une politique à la Thatcher : changer l’UE de l’intérieur vers un modèle plus confédéral.

Préoccupations sur l’après Brexit aggravées

En choisissant la voie de l’opposition radicale entre les philosophies respectives de l’Union des 27 et le souverainisme du Royaume-Uni, plutôt que la recherche pragmatique des convergence et compromis, David Frost a renforcé nos principales préoccupations sur l’après Brexit. A l’exception de la courtoisie du gentlemen, il les a même aggravées :

  • Le modèle socio-économique britannique (ou, plus élastiquement anglais) du XXIe siècle ressemblera-t-il plutôt à l’ambitieux rêve néo-victorien du « Global Britain » de Theresa May ou à ce que Cameron avait reproché à N. Farage en 2016 : une vision de repli sur soi-même (inward looking) visant la « Little England » ? Positif, David Frost a promis qu’ils « ne veulent pas baisser les standards ». Mais nombreux partisans du Brexit ont proposé une synthèse confuse et inquiétante : le mythe d’un « Singapore on the Thames », d’un paradis fiscal (en négligeant que 30% de la population de Singapour est issue de l’immigration), c’est-à-dire un concurrent déloyal aux frontières de l’Europe, selon l’expression de A. Merkel. Que feront les conservateurs britanniques de cette souveraineté retrouvée ?  Ni Boris Johnson ni David Frost n’ont montré avoir les idées très claires sur ce point essentiel, qui conditionnera la qualité des standards et des règles autour desquels un compromis sera tenté par M. Barnier.

 

  • L’environnement pourrait constituer un sujet de rapprochement puisque la COP 26 sera co-présidée par le Royaume-Uni et l’Italie. Mais les possibilités de convergences n’ont pas été mises en valeur. La prise de distance bienvenue de Boris Johnson par rapport au climato-sceptique Trump ne doit pas faire oublier que l’UE, qui a fait du « Green Deal » la priorité des priorités, deviendra bien plus exigeante.

 

  • Le thème de la sécurité n’a pas été approfondi non plus. Il est évident que le Royaume-Uni ne sort pas du continent européen, et, ainsi tout comme l’avait fait Winston Churchill et depuis la longue époque du Concert de l’Europe, le Royaume-Uni devra défendre ses intérêts de sécurité d’un côté dans le cadre de l’OTAN et de l’autre avec l’UE. Ce qu’avait dit Mme Mogherini (en sa qualité de Haute Représentante pour la PESC) est toujours vrai : l’UE a fait plus de progrès en matière de sécurité et défense européenne (PESCO, agence etc.), en trois ans après le Brexit qu’en 40 ans avec le Royaume-Uni. Alors que nous partageons avec le Royaume-Uni des menaces voisines (Russie, instabilité en Afrique du Nord, Moyen Orient) et lointaines (de devenir les victimes du bipolarisme USA-Chine), objectivement le Brexit et le nationalisme affaiblissent notre capacité de réaction et notre influence commune dans le monde.

Compétition ou coopération ?

En conclusion : compétition ou coopération, a demandé la présidente de l’IEE Ramona Coman. La réponse a été contradictoire, on parle de coopération, mais dans le cadre d’une interprétation de la portée historique du changement en cours, qui de facto vise l’enterrement de « la révolution du passé, l’Union européenne », et qui ne cache pas  la réserve mentale de préparer son euthanasie.

En revenant à la condamnation de la révolution française comparée à l’unification européenne par David Frost, il n’a pas été dit que, alors que la Révolution française et la Déclaration des droits de l’homme ne cessent d’influencer l’Europe et le monde après 230 ans, les contre-révolutions du XIXe siècle appartiennent au passé.

C’est la responsabilité de l’UE de renouveler une stratégie unitaire pour le continent entier, bien sûr en cercles concentriques, qui puisse encadrer autour du noyau dur de pays intégrationnistes les cercles des récalcitrants, ceux qui ont la tête tournée vers le XIXe siècle et l’hypocrisie de la souveraineté nationaliste et des retardataires, ceux qui veulent rejoindre le centre dynamique de l’intégration.