Mario Telo est Professeur ordinaire à l’ULB et ancien Président de l’IEE. Ses travaux se concentrent principalement sur les études européennes, la théorie politique et les relations internationales. Il est depuis 1995 « Chaire Jean Monnet ad personam » et depuis 2006 membre de l’Académie Royale des Sciences à Bruxelles. Il est également le coordinateur central de l’école doctorale internationale GEM et auteur de 29 livres et plus de 100 articles scientifiques.


L’accord du 20.2.2016 entre le Conseil européen et le gouvernement du Royaume-Uni pourrait être une bonne nouvelle pour l’Europe. Le monde de la recherche doit résister aux sentiments et aux émotions et viser l’essentiel : le Royaume-Uni contribue non seulement  au budget européen, mais à la force économique (deuxième économie) et politique de l’UE comme puissance mondiale. Sa sortie affaiblirait grièvement la présence et l’image de l’UE dans le monde multipolaire et dangereux dans lequel nous vivons. Chercher un compromis équitable et contribuer avec patience, retenue et lucidité à réunir les conditions de la victoire du Bremain contre le Brexit au referendum, comme l’ont affirmé F. Hollande et A. Merkel, est dans notre intérêt.

David Cameron, qui, contrairement même à l’europhobe Mme Thatcher, a osé lancer l’aventure d’un referendum sur le Brexit, prétend avoir obtenu un succès, un peu comme John Major en 1991 qui, une fois signé le Traité de Maastricht avec des opting-out sans précédent, avait proclamé devant la presse avoir gagné « game, set and match ». Le compromis de 2016 est en effet dans la logique pervertie du Traité de 1992 explicitant la notion symbolique de « statut spécial ». Il a aussi donné un coup au droit communautaire concernant la limitation des droits des citoyens européens migrants (en partie imitable par d’autres Etats-Membres) ; a effacé les ambiguïtés restantes sur le caractère temporaire des opting out, notamment la non-appartenance à la zone euro ; a obtenu la possibilité d’un carton rouge sur la législation européenne,  mais à la condition improbable que 55% des parlements nationaux s’y opposent. Si le Parlement Européen donne son accord et le peuple britannique accepte ce compromis, c’est toute dernière illusion sur une ‘différenciation dans l’Union’ qui sera dépassée.

Nous pouvons aussi interpréter le résultat du 20 janvier d’une autre façon :

Le compromis a été suffisamment favorable aux européens pour que non seulement le parti  britannique europhobe, le UKIP – par la voix de son leader N. Farage – le rejette,  mais qu’aussi six ministres du gouvernement Cameron, le puissant maire de Londres, le challenger Boris Johnson et plusieurs députés conservateurs le refusent comme trop favorable à l’UE, notamment sur la question de la souveraineté. En effet plusieurs points ne sont que symboliques ou transitoires, ce qui fait que le referendum n’est pas du tout gagné d’avance pour les partisans du Bremain.
Le plus eurosceptique des grands leaders européens, celui qui n’ « aime pas Bruxelles », déclare pourtant qu’il y a une valeur ajoutée à l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE, même du point de vue de l’intérêt national britannique le plus ‘narrow’ : antiterrorisme, sécurité, prospérité. Comparons à De Gaulle au moment de la ‘crise de la chaise vide’ (1965) : cette dernière se termina par un ‘compromis de Luxembourg’ impliquant l’acceptation gaullienne du traité de Rome  avec ses institutions supranationales, ses procédures et son marché intérieur. C’est en partie comparable à Cameron : une confirmation extraordinaire – si le Bremain obtient la majorité des voix le 23 juin – de la nécessité et de la force profonde de la coopération européenne, de son enracinement  dans les intérêts économiques des Etats Membres.  Malgré sa crise, l’UE de Lisbonne tient le coup : pas de retour à la logique AELE, même pas pour le pays qui en fut le fondateur, et qui est à l’avant-garde de la désintégration.
Le Royaume-Uni de Cameron pousse indirectement  l’UE à expliciter sur le plan des institutions une claire distinction entre deux façons de participer à l’architecture de l’UE. Il ne s’agit pas de deux vitesses dans la même direction de marche, mais de deux cercles concentriques, correspondant aux deux idées qu’A. Merkel a définies pour l’Europe. C’est donc un compromis entre deux intérêts de plus en plus nettement distincts. Et donc aussi une occasion pour le noyau dur de l’UE de mieux se profiler sur trois points de vue : l’union économie et monétaire, l’union politique et la véritable solidarité en matière de migrants et réfugiés (critère clé, selon Renzi et d’autres leaders, pour  la distribution des fonds structurels et des bénéfices de la PAC). C’était aussi une des conclusions du workshop de l’Institut d’Etudes Européennes auquel a participé le prestigieux Polis de Cambridge le 11 novembre dernier.

Pourquoi  ce leader aventurier qu’est M. Cameron a enfin recherché avec l’UE un accord  dont la portée ‘réformatrice’ est apparente, selon la Frankfurter allgemeine, clairement exagérée par le « statut spécial » symbolique obtenu ?  Trois raisons :

Sur le plan économique et politique, nous vivons dans un monde dangereux et compétitif : même un grand pays anciennement impérial, membre du Conseil de sécurité de l’ONU, et puissance nucléaire, doit accepter une réalité : seulement les grandes entités, qu’elles soient nationales (USA, Chine, Inde..) ou régionales (l’UE), peuvent espérer contribuer à l’ordre économique et politique mondial comme acteurs et pas comme victimes.
Sur le plan des intérêts, la City et la business community ont besoin du marché unique (et pas simplement  d’une zone de libre-échange), qui, selon J.-C. Junker « reste intacte ».
Une troisième raison aussi, bien illustrée par M. Piris à l’occasion  du workshop de l’IEE avec l’université de Cambridge : pour les britanniques, les sept alternatives à l’appartenance à l’UE seraient  non seulement illusoires mais également toutes humiliantes car elles reviennent, au fond, à la condition de satellite de l’UE, modèle Norvège.

Pourquoi  le référendum du 23 juin n’est pas gagné d’avance ?  Sur le papier la plupart des conservateurs plus les libéraux, les travaillistes et les nationalistes écossais ont la majorité. Mais les sondages montrent les hésitations de vastes secteurs de la population face à un discours pro-EU calculateur basé uniquement sur les intérêts économiques nationaux : est-ce que quarante ans de stagnation ou déclin du consensus du front europhile (1973-2016) ne sont-ils pas assez, pour certaines des forces pro-EU, pour renouveler en profondeur un discours calculateur qui a montré ses limites de communication? Le prix que les pro-européens continuent de payer pour cette pauvreté et mesquinerie est de laisser à la rhétorique des nationalistes tous les grands thèmes de la politique noble : la citoyenneté, la souveraineté populaire, la démocratie parlementaire.

Le véritable enjeu des quatre prochains mois est double : d‘un côté l’on attend d’une partie des britanniques pro-européens le développement au Royaume Uni d’un discours pro-européen nouveau, à la hauteur des défis internes et internationaux du 21e siècle.  De l’autre côté, les élites des autres pays européens, notamment des six pays fondateurs et du noyau dur de l’Eurogroupe sont appelés à lancer et mettre en œuvre des projets pour renforcer le cercle central, l’Eurozone. Le compromis  du 20 février pourrait marquer un pas vers la constitution consensuelle  de deux cercles concentriques reconnaissant  les droits des externes, mais leur interdisant un veto sur les choix des membres du groupe d’avant-garde. Il faudra donc préciser quels sont les objectifs du noyau central  sur la base de la lettre des cinq présidents de 2015. C’est le déficit de leadership qui est à l’origine de la multiplication des tendances vers la désintégration alors que les conditions internes et internationales pour une nouvelle phase de l’intégration sont réunies. La balle est dans le camp des europhiles.