Mario Telò est professeur à la LUISS et l’ULB, Président émérite IEE-ULB. Il est membre de l’académie Royale de Belgique. 


Le mur de Berlin ne s’est pas effondré. Il a été abattu par la révolte populaire des allemands de l’Est.

Il serait erroné d’attribuer 1989 uniquement aux facteurs externes ; même s’ils ont joué un rôle important grâce à : la victoire des Etats-Unis dans la guerre froide, la supériorité technologique et militaire occidentale; ou encore la tolérance de l’URSS de Gorbatchev—arrivé au pouvoir en 1985–ayant mis fin à la Guerre froide avec le traité de Reykjavik.

Peut-on voir la chute du mur de Berlin comme un élément fondateur de la construction européenne ?  Comme une ‘révolution démocratique des peuples’ ?

C’est aussi l’attraction suscitée auprès des populations des pays de l’Europe centrale et orientale par le modèle d’intégration et développement pacifique de la Communauté européenne qui a accéléré ce processus. Celui-ci a été accompagné par le virage opéré et la vision de Palme et Brandt dans le traité de Helsinki de 1975 ayant mené à la constitution de la CSCE, une coopération Ouest-Est renforcée, et un dialogue au niveau de la société civile.

Bien sûr, si toutes ces causes externes ont joué un rôle et aucune ne doit être négligée, 1989 reste un grand chapitre de l’histoire de la liberté, comme ont pu l’être 1789, 1848, ou 1945.

Ce sont les peuples européens qui ont fait l’histoire par des « révolutions démocratiques » (Ralf Dahrendorf).

Et malgré les inquiétudes suscitées par le retour des nationalismes acharnés, nous ne devons jamais oublier ce qu’a été l’Europe divisée par le rideau de fer de la période de 1947 à 1989 et être fiers qu’à ce jour les dictatures ne survivent sur le continent européen qu’au Belarus ; du moins d’un point de vue formel.

Illibéralisme et nationalismes sont-ils les signes de l’échec de l’élargissement ?

Quant aux effets de la chute du mur de Berlin et de la fin du monde bipolaire qui ont suivi après 1991 et l’effondrement de l’URSS, le pessimisme de l’école réaliste (Mearsheimer 1989, Garton Ash 1990) a été désavoué sans aucune ambiguïté. Le retour des spectres de l’histoire européenne et notamment de l’impérialisme allemand n’a pas eu lieu. Comme l’a décrit Robert Keohane (1991) l’Allemagne réunifiée et de nouveau souveraine en 1990, a cédé en 1991 le symbole de son prestige national, la monnaie (Deutsche Mark), à la nouvelle Union Européenne constituée par le Traité de Maastricht.

La situation actuelle est toutefois très inquiétante. Les populations canalisent leurs frustrations, liées aux effets de la mondialisation non suffisamment gouvernée, dans un nationalisme intolérant et illibéral, comme c’est le cas aujourd’hui en Hongrie et Pologne. Pourquoi ?

L’une des explication souvent donnée est la redécouverte par ces Etats de leur souveraineté nationale (apparente) après trente ans d’oppression par l’URSS, de pratiques staliniennes, suivies par la théorie de Brejnev de la « souveraineté limitée » : l’invasion de la Hongrie en 1956, de Prague en 1968 et menaces à la Pologne à plusieurs occasions. Cet argument, s’il suffit à expliquer en partie le phénomène, continue d’ignorer que le cadre dans lequel cette contestation se place n’est pas homogène. Le nationalisme est ainsi moins prononcé en Slovénie, Slovaquie , Roumanie et dans les pays baltes.

Un gap économique évident résiste aux engagements de l’UE pour la cohésion par les fonds structurels et la PAC dans des pays qui, au départ, ont connu un décalage économique fort (de 1 à 10) avec les Etats de l’Ouest. Mais, je le pense, les inégalités économiques et sociales n’expliquent pas tout. Le Portugal, l’Espagne du Sud et l’Italie du sud connaissent également pauvreté et inégalités prononcées, sans que cela ne mène au nationalisme extrême de l’Europe de l’Est. Le populisme du « Mouvement 5 étoiles » est une réaction à la corruption ; tout comme la victoire de Vox est une réaction à l’indépendantisme catalan. Une analyse plus complexe et différentiée des changements intervenu pendant la dernière décennie s’impose.

La vitesse de l’élargissement oriental a-t-elle été excessive, comme l’ont soutenu les critiques de la Commission Prodi ? Sur la base des trois Conditions de Copenhague (1993) les pays de la première vagues sont pourtant devenus membres en 2004—15 ans après 1989—et trois ans plus tard la Roumanie et la Bulgarie, puis est venu le tour de la Croatie ! Les conditions de Copenhague (démocratie procédurale, économie de marché et acquis communautaire) n’étaient-elles pas suffisantes pour répliquer le brillant équilibre dynamique entre élargissement et approfondissement qu’avait si bien réussi l’élargissement ibérique ?

De facto, l’élargissement à l’Est a souvent joué contre l’approfondissement de l’intégration, contre la supranationalité et contre l’acquis communautaire.

Il a mené à un blocage de toute réforme des traités européens vers plus d’efficacité et de légitimité. Si la seule raison de l’adhésion est utilitaire, l’échec total de l’élargissement britannique de 1973, sera réitéré tôt ou tard.

L’éducation est-elle un remède face au nationalisme ?

A mon avis, s’il faut tirer un enseignement de cette expérience de trente ans, ce serait le suivant : l’éducation des jeunes générations aurait dû être placée en priorité. L’expérience heureuse de l’Allemagne de l’après-1945, transformant le pays le plus nationaliste en le pays le plus pacifiste et antinationaliste d’Europe, n’aurait pas été possible sans le travail de réécriture des livres de cours des écoles primaires et secondaires entamé en collaboration avec les alliés après 1945.

Pourquoi ne pas créer une Commission multilatérale européenne pour l’éducation, composée bien entendu d’ historiens de tous les Etats membres et visant à extirper le nationalisme et l’intolérance, tant interne que contre les voisins, ou contre « Bruxelles » ?

Pourquoi ne pas mieux expliquer aux nouvelles générations les raisons profondes de 70 ans de paix en Europe, un événement historique sans précédents, et basé sur une pratique de la réconciliation ?

C’est un message au monde entier, trop souvent négligé, bien qu’il soit basé sur un fait historique réel.

Pourquoi ne pas transmettre l’acquis des sciences sociales, montrant que tous les défis liés à la globalisation sont de nature transnationale et demandent plus d’Europe contre tout retour au nationalisme ? Chaque génération doit être mise en condition de réapprendre la mémoire et savoir quelles tragédies le nationalisme a provoqué aux européens pendant la « guerre des trente ans » du 20ième, avec ses 80 millions de morts. Pourquoi ne pas rajouter cette quatrième condition (une réforme de l’éducation distinguant le patriotisme sain du nationalisme acharné) aux trois de Copenhague en vue de l’élargissement aux Balkans occidentaux, une région profondément divisé par les nationalismes ?

A ces conditions la révolution démocratique de 1989 entraînée par la chute du Mur de Berlin pourra être achevée : l’étape de l’unification pacifique du continent a été franchie pour la première fois dans l’histoire. Il s’agit, pendant les prochaines décennies,  de construire la citoyenneté européenne et de réaliser l’unité politique de l’Europe.