Daphné Kennedy est actuellement assistante de gestion des projets à l’Institut d’études européennes de l’Université libre de Bruxelles. Elle est diplômée du Master en sciences politiques, orientation relations internationales de l’ULB et du Master de spécialisation en analyse interdisciplinaire de la construction européenne de l’IEE-ULB.


Qu’est-ce que la Convention d’Istanbul ?

La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) est un traité international juridiquement contraignant qui marque une grande avancée et ambition en termes de lutte contre les violences faites aux femmes. Il s’agit du premier cadre général au niveau européen énonçant des normes en la matière. Cette Convention prévoit des normes minimales en matière de prévention des violences, de protection des victimes, de poursuites contre les auteurs et d’élaboration de politiques intégrées en ce sens. Il y a aussi une obligation pour les États de faire rapport périodiquement au GREVIO (le groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique), qui veille à la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul par les Parties et à ce que les États prennent des mesures pour corriger les violences dont les femmes sont victimes. Il s’agit d’une convention « inclusive et complète », selon Human Rights Watch, étant donné qu’elle réclame des protections pour toutes les victimes de violence et fixant des protections contre les violence qui ne sont souvent pas encore inclues dans le droit national.

L’évolution majeure de cette Convention vient du fait que les violences sont considérées comme des atteintes aux droits des femmes mais aussi comme des discriminations. En effet, on lit dans la Convention que les violences envers les femmes sont structurelles et qu’elles sont même :

« Une manifestation des rapports de force historiquement inégaux entre les femmes et les hommes ayant conduit à la domination et à la discrimination des femmes par les hommes » et « un des mécanismes sociaux cruciaux par lesquels les femmes sont maintenues dans une position de subordination par rapport aux hommes ».

La Convention a été signée le 11 mai 2011 à Istanbul et est entrée en vigueur en 2014. Cette année marque donc son 10e anniversaire et au vu de la pandémie et de l’augmentation de la violence à l’égard des femmes comme nous le verrons plus loin, ce texte importe d’autant plus 10 ans plus tard.

Quel accueil pour cette Convention en Europe ?

Ce traité a été ratifié par trente-quatre pays membres du Conseil de l’Europe (la Turquie étant encore inclue) et douze l’ont seulement signé. Depuis septembre 2020, tous les États membres de l’Union européenne ont signé la Convention et 21 d’entre eux l’ont ratifiée, bien que la Pologne souhaite se retirer. Les pays qui ont ratifié la Convention ont fait des efforts considérables pour s’y conformer et des mesures positives ont été observées. Certains pays ont refusé la ratification malgré l’augmentation des violences domestiques durant la pandémie et quelques autres se sont retirés ou ont menacé de le faire. Ce fut le cas de la Turquie, quand leur président Recep Tayyip Erdoğan a décidé le 20 mars 2021 de retirer le pays de la Convention d’Istanbul, décision qui a pris effet le 1er juillet 2021. Le retrait de la Turquie a été jugé comme étant un « pas en arrière honteux et inacceptable » par le Parlement européen. Les dirigeants du Conseil de l’Europe ont aussi réagi en ce sens : « Quitter la Convention prive la Turquie et les femmes turques d’un outil vital pour lutter contre la violence. » Par ailleurs, plus d’un millier de femmes en provenance de toute la Turquie avaient manifesté samedi 19 juin 2021 à Istanbul pour faire pression sur le gouvernement pour qu’il revienne sur sa décision, en vain puisque la Turquie n’a pas changé d’avis. Les dirigeants de l’UE avaient en outre rappelé que le pays devait respecter les droits humains :

« L’abandon par Ankara de la Convention d’Istanbul est un mauvais signal » a déclaré la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen.

L’ironie de l’histoire est que d’une part c’est en Turquie que la Convention d’Istanbul a débuté, le pays ayant été le premier à l’avoir ratifiée le 12 mars 2012, et d’autre part que c’est aussi le premier et le seul à s’en retirer.

La Convention a toutefois été mal accueillie dans certains pays tels que la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, la Bulgarie, et la Croatie. D’autres pays se sont engagés à la ratifier mais tardent à le faire, à savoir l’Ukraine et le Royaume-Uni. Enfin, l’Azerbaïdjan et la Russie sont les deux seuls États membres du Conseil de l’Europe à ne pas avoir signé la Convention. Le motif invoqué par les conservateurs de tous ces pays est qu’ils peinent à accepter sa définition du genre en tant que construction sociale, ainsi que son inclusion des personnes LGBTIQ+ et des migrants allant jusqu’à déclarer que la Convention menace les familles « traditionnelles », favorise l’homosexualité et la prétendue « idéologie de genre », et porte atteinte aux « valeurs nationales ».

L’adhésion officielle de l’UE à la Convention d’Istanbul est actuellement une grande préoccupation car elle nécessite l’adoption d’une décision du Conseil après approbation du Parlement européen. Le 11 mars 2021, l’avocat général Hogan a présenté ses conclusions suite à la demande d’avis du Parlement européen à la Cour de justice de l’Union européenne en juillet 2019 concernant l’adhésion de l’UE à la Convention d’Istanbul. L’avocat général a proposé à la Cour de constater que, « même si l’Union a signé la convention d’Istanbul, le Conseil peut attendre, sans toutefois y être obligé, le commun accord de tous les États membres à être liés par cette convention avant de décider si l’Union conclura la convention et quelle sera la portée de cette conclusion ». L’adhésion de l’Union à la Convention fait partie des priorités de la nouvelle stratégie de l’UE en faveur de l’égalité hommes-femmes pour la période 2020-2025.

La pandémie de Covid-19 et le danger pour la vie des femmes 

La pandémie a mis en exergue l’étendue des violences de toutes sortes envers les femmes étant donné que durant ce temps, les violences envers celles-ci par leur compagnon ou les membres de leur famille ont augmenté en raison du confinement, des politiques d’isolement et des conséquences économiques de la pandémie.

Outre les violences « pures » envers les femmes, il a été observé que les inégalités préexistantes entre les femmes et les hommes se sont vues renforcées par la pandémie notamment dû au fait qu’un nombre plus important de femmes étaient impliquées dans le combat contre le Covid-19, et qu’elles étaient les plus touchées par l’insécurité de l’emploi.

Chiffres et constats

Il est important de souligner qu’il n’existe pas de données très récentes à propos des chiffres concernant la violence envers les femmes. Eurostat coordonne actuellement une enquête européenne sur la violence sexiste, dont les résultats sont attendus en 2023 et le European Institute for Gender Equality (EIGE) lancera une deuxième série de collecte de données administratives sur la violence conjugale, le viol et le féminicide en 2022 ; les deux sources de données serviront ainsi à mettre à jour le domaine de la violence dans l’Indice d’égalité des sexes 2024. Notons tout de même quelques chiffres relevants des dernières années.

Convention d'Istanbul

Avant la pandémie, on observait déjà des résultats inquiétants en matière de violences envers les femmes dans l’Union :

–  En 2014, 75 % des femmes qui exercent une profession ou qui occupent des fonctions d’encadrement supérieur ont été harcelées sexuellement ;

–  En 2016, environ 5 % des femmes ont indiqué avoir été victimes de harcèlement en ligne au cours des 12 derniers mois dans l’UE.

–  En 2017, un tiers des femmes ont subi des violences physiques et/ou sexuelles depuis l’âge de 15 ans ;

–  En 2017, 854 femmes ont été victimes d’homicide par un membre de la famille ou un partenaire intime dans 16 États membres de l’UE qui fournissent les données. Aussi, chaque semaine, près de 50 femmes perdent la vie à cause des violences domestiques en Europe.

–  En 2019, environ 74% des Européens pensent que la violence à l’égard des femmes est courante dans leur pays.

Ces chiffres inquiétants s’ajoutent à d’autres formes de violences que subissent les femmes à travers le monde, y compris en Europe, que ce soit la mutilation génitale, l’inacessibilité de l’éducation, les mariages forcés, etc.

En raison de la pandémie, il a été constaté que les violences envers les femmes ont augmenté suite aux restrictions des activités, des déplacements et des contacts empêchant ces femmes d’être aidées, selon le Parlement européen, qui remarque aussi que les cyber-violences ont augmenté également en raison du temps passé en ligne pendant la pandémie.  Une augmentation des contacts avec les lignes d’assistance pour les victimes de violences faites aux femmes a été également constatée pendant la pandémie ainsi qu’une augmentation de la demande de services de soutien spécialisés pour ces victimes.

Outre les violences « pures » envers les femmes, mais toujours en raison de la pandémie il a été observé que :

–  L’indice d’égalité des genres de l’UE s’élève à 67,9% et, en continuant sur cette voie, il faudra encore au moins 60 ans à l’Union pour atteindre l’égalité, selon l’Indice pour l’année 2020 de l’Institut européen pour l’égalité entre les femmes et les hommes (EIGE) ;

–  L’insécurité de l’emploi pour les femmes dans l’UE a augmenté pour 84% des travailleuses âgées de 15 à 64 ans évoluant dans le secteur des services, très impacté par la pandémie, et plus de 30% d’entre elles travaillent à temps partiel ou ont un emploi dans l’économie informelle et sont donc moins protégées, selon le Parlement européen

Ces tristes chiffres apparus à cause de la pandémie ne sont pas exclusifs à l’UE étant donné que :

–  Le délai pour avoir la chance d’obtenir la parité femmes-hommes dans le monde a été augmenté de 36 ans, passant de 99,5 ans à 135,6 ans, selon le Rapport annuel 2021 du Forum Économique Mondial sur les inégalités femmes-hommes dans le monde

–  Le taux de pauvreté des femmes est en augmentation dans le monde de 9,1%, selon l’étude commandée par ONU-Femmes et le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD).

On peut donc remarquer qu’aujourd’hui, l’égalité est proclamée mais n’est pas encore garantie et pour cause, tous ces chiffres illustrent qu’il ne fait pas toujours bon de naître femmes et que les atteintes aux droits fondamentaux des celles-ci sont monnaie courante, d’autant plus en période de Covid-19.   

Cette Convention est-elle une solution pour sauver la vie des femmes ?

Par écrit, la Convention d’Istanbul est une solution innovante et qui manquait cruellement pour lutter contre les violences faites aux femmes et domestiques en Europe. Dans les textes, celle-ci détient énormément de potentiel, et représente une réelle valeur ajoutée de par ses avancées majeures. Outre sa définition et criminalisation de plusieurs types de violences à l’égard des femmes (allant de la violence physique, sexuelle ou psychologique au  harcèlement (sexuel), aux mutilations génitales féminines, aux mariages forcés, à l’avortement et à la stérilisation forcés) ; elle prévient les violences en forçant les pays à prévoir des campagnes de sensibilisation, d’éducation et de formation pour les professionnels proches des victimes et en organisant des programmes pour les auteurs de violences ainsi qu’en discutant du sujet des médias dans le démantèlement des préjugés et des stéréotypes ; elle protège les victimes en incitant les Parties à prévoir des services de soutien ; elle demande aux États de réunir des données sur les abus liés au genre ; elle aborde l’asile et les migrations en demandant que les violences sexistes soient reconnues comme étant une sorte de persécution lorsque le statut de réfugié est établi ; elle apporte une définition du genre différente de celle se basant sur le sexe de la personne ; elle protège sans discrimination les femmes et les filles. Il s’agit donc de la référence en  termes de prévention et de lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique et d’un instrument de défense des droits humains largement reconnu, qui n’a rien de controversé au sens qu’elle n’a pas d’intentions cachées comme certains voudraient le faire croire ; sur papier, il s’agit donc d’un instrument qui sauve des vies et qui fait la différence.

Mais le bilan est plus mitigé. En réalité, on observe que suite à l’adoption de la Convention, les États parties ont tout de même beaucoup de marge de manœuvre, ce qui n’est pas vraiment positif. Aussi, nous avons vu que les statistiques datant d’après l’entrée en vigueur de la Convention n’indiquent pas une situation idéale en règle générale. Et il est d’autant plus nécessaire que cette Convention s’applique en pratique puisque la pandémie de Covid-19 n’a fait qu’accentuer le problème au vu des chiffres observés.

Nous pouvons toutefois souligner quelques réalisations concrètes dans certains États Parties suite à la ratification allant de l’installation de lignes téléphoniques fonctionnelles 24h/24 pour venir en aide aux victimes de violences notamment en Finlande, à la réforme de lois en Croatie, au Danemark, en Grèce, en Islande, à Malte, en Slovénie et en Suède, dans le but de définir le viol comme étant un rapport sexuel sans consentement, ce qui a abouti à un changement positif sur les pratiques en Suède puisque cette loi a permis une augmentation de 75% des condamnations et, dans une moindre mesure, des poursuites judiciaires jusqu’à présent. Mais il faudrait que tous les États s’unissent dans cette lutte en ratifiant cette importante convention.

Il reste beaucoup à faire pour changer durablement les choses et aucun pays n’échappe aux violences envers les femmes mais ceux qui signent et ratifient la Convention agissent pour un mieux et montrent leur volonté politique de protéger les droits des femmes et de sauver des vies, cette Convention doit donc être le chemin à suivre des pouvoirs publics et plus encore après le Covid-19 où il est plus que jamais nécessaire de revoir les choses et de veiller à atteindre un système plus égalitaire.