Jean-Victor Louis est Président émérite de l’Institut d’études européennes et Professeur émérite de l’ULB.


Leave means leave”, David Cameron, Chatham House speech, 10 December 2015

Brexit means Brexit…, no attempts to sort of stay by the back door…” Theresa May, Government meeting, Chequers, 31 August 2016

“…[T]he model we are seeking is one unique to the United Kingdom and not an off the shelf solution… ”, Theresa May, political cabinet, Chequers, 31 August 2016.

« L’Union n’est pas “menacée” par la sortie du Royaume-Uni », Les Échos, 14 septembre 2016

 

Deux mois et demi après le vote du 23 janvier, la date de la notification du retrait du Royaume-Uni (RU) de l’Union européenne (UE) au titre de l’article 50 du traité UE n’est pas encore connue. Cela ne serait pas avant la fin de l’année. Mais rien n’est certain à cet égard : des recours judiciaires ont été introduits pour contester que cette décision puisse se prendre sans décision préalable du Parlement. Le gouvernement a annoncé qu’il ira si nécessaire jusqu’à la Cour suprême. Et le Parlement ne s’est pas prononcé sur la question. Tout cela prendra du temps. En outre, il semble que Mme May souhaite qu’un arrangement soit conclu avec Mme Nicola Sturgeon, chef du gouvernement écossais, dans les prochains mois, tout en indiquant que les régions (Irlande du Nord, Pays de Galles et Écosse) n’auraient pas de droit de veto à l’égard de la décision qui sera de la seule responsabilité du gouvernement de Londres.

Les milieux politiques favorables au Brexit semblent vouloir ignorer ce que représente la rupture avec l’UE et méconnaissent l’impact de la participation à celle-ci sur le RU, malgré ses opt out, durant plus de quarante ans.  Et pourtant cet impact est bien connu comme suite aux impressionnants rapports établis par White Hall sur la législation et les politiques de l’UE – que le gouvernement s’était empressé d’enterrer – et l’état de la situation élaboré récemment par les services de la Chambre des Communes.

Le gouvernement britannique semble considérer qu’il est possible de choisir dans les diverses politiques celles qui conviennent ou non au RU. Il y a à cet égard une division entre ceux qui considèrent que la priorité doit viser « le contrôle de l’immigration », le point le plus mobilisateur de la campagne en vue du Brexit alors que d’autres mettent l’accent sur la participation au marché intérieur. Après les débats des Chequers, le 31 août dernier, un porte-parole a donné connaissance d’un communiqué qui comportait notamment la phrase suivante : « The cabinet has agreed that getting a Brexit deal that will allow the UK to control immigration will take precedence over getting a deal that  gives full access to the single market ».  Il n’est cependant pas certain que cette phrase libellée avec autant de netteté représente les vues du cabinet unanime. Il semble encore exister différentes vues sur le sujet, comme le premier ministre l’a fait savoir après que le secrétaire d’État en charge du retrait, Mr David Davis, ait déclaré aux Communes le 5 septembre qu’il était « très  improbable » que les partenaires acceptent que le RU puisse participer au marché intérieur sans payer le prix : renoncer au contrôle de l’immigration (voy. The Guardian, « David Davis’s single market stance ’not government policy’ », 6 September 2016).

Ce n’est pas seulement au sein du cabinet que l’on tend à croire qu’un cherry-picking des politiques acceptables est possible au Royaume-Uni. Jeremy Corbyn, le leader du parti travailliste, qui a soutenu sans enthousiasme apparent, le « remain » durant la campagne en vue du référendum, s’est montré partisan de la participation du RU au marché intérieur, mais il ne souhaite pas y comprendre les règles sur les aides d’état et les exigences prêtées à l’UE de libéralisation et privatisation systématiques.

En d’autres termes, une participation partielle à l’Union et, en particulier, à son marché intérieur, qu’a expressément rejetée le président Juncker, ce 14 septembre, dans son discours sur l’état de l’Union en condamnant « l’accès à la carte au marché intérieur » –  serait pensable aux yeux (d’une partie ?) de l’opposition et du gouvernement britannique.  Les Autorités financières britanniques et la City sont particulièrement intéressées, on le sait,  par l’octroi d’un droit de regard sur les développements de la législation financière et le maintien du « passeport » pour les établissements financiers. Cela résultait clairement de l’accord conclu en février 2016 qui, selon David Cameron, devait permettre le maintien du RU dans l’UE et qui a été rendu caduc par le résultat du référendum. Or, cette législation est étroitement liée à l’union monétaire et à l’union bancaire auxquelles le RU n’a pas voulu participer. Il ne peut être question de donner un droit de regard, encore moins un droit de veto, à un État qui entendrait bénéficier des avantages de la participation à l’UE sans en assumer toutes les contraintes : « the best of two worlds », comme le disait David Cameron, dans son discours de Chatham House, cité en exergue. Ainsi que l’indiquait Benoît Cœuré, membre du Directoire de la BCE, le 27 juin dernier : « I can’t imagine the future of the monetary union without a more complete banking union and elements of fiscal union ». Ces éléments appellent au minimum une action législative.

L’on ne peut admettre, par exemple, qu’une structure intergouvernementale à laquelle participerait le RU impose ses vues de l’extérieur sur des sujets qui touchent au cœur même de l’intégration. Une telle structure renforcerait les traits intergouvernementaux de l’UE déjà trop présents et qui se caractérisent notamment par l’adoption d’accords internationaux de préférence au recours au droit de l’UE et à sa procédure législative.

Compte tenu de ce que la position de négociation du RU n’est pas encore connue, le président Juncker ne pouvait, dans son discours précité s’étendre sur la réponse de l’Union, sauf l’allusion brève mentionnée ci-dessus et l’expression du regret à l’égard du retrait du RU, une décision que l’UE respectait ainsi que la déclaration selon laquelle l’UE n’était pas « menacée » par le choix du RU que le président Juncker souhaitait voir se prononcer rapidement.

Dès lors, à côté des mesures concrètes, portant sur l’augmentation du « Fonds Juncker », qui serait alloué aux investissements, spécifiquement,  pour l’énergie et les infrastructures du numérique (doublé, le Fonds serait porté à 630 milliards d’euros et prolongé jusqu’à 2022), et la création d’un autre sur le même modèle qui viserait les pays en voie de développement, en particulier, africains, afin de contribuer à la solution de la crise migratoire, la lutte contre le dumping social, un vibrant éloge de l’accord de libre-échange avec le Canada (CETA) dont la non-ratification par l’UE serait une atteinte à sa crédibilité internationale,  sur la volonté ferme de la Commission de lutter contre l’évasion fiscale et contre le dumping, ou encore la généralisation de l’accès au wifi, le discours a été dominé par la réaffirmation appuyée de l’importance des valeurs communes, et la volonté de la Commission de les faire respecter, avec une référence aux principes de Copenhague qui font de ce respect une des conditions de l’adhésion à l’UE, et sur l’action en matière de politique extérieure et de défense. Du premier point, l’on retiendra une attaque contre le populisme, et l’accent sur la solidarité, notamment à l’égard des jeunes sans emploi. En ce qui concerne l’espace de liberté, sécurité et justice, ainsi que la politique étrangère et la défense, ont été mentionnées les actions en matière de sécurité et, en particulier, la défense des frontières extérieures, notamment par l’action de Frontex, dont 200 membres du personnel sont désormais basés en Bulgarie, l’accueil correct des réfugiés, question sur laquelle le président Juncker note un conflit Est/Ouest, la création d’un vrai ministre des affaires étrangères de l’Union, l’élaboration d’une stratégie pour la Syrie qui donnerait à l’UE une place à la table des négociations. En matière de défense, le président Juncker est d’avis que celle-ci ne peut dépendre, outre l’OTAN, du seul pouvoir d’États individuels. Il s’agit notamment de créer un État-major européen et de stimuler la recherche et les développements en matière de défense. Cette action doit venir en complément de la solidarité atlantique et non s’y substituer.

Que penser de ce discours ?  D’abord, il faut souligner que dans le contexte des « arguments » sur les mérites de la souveraineté et de la préférence nationales, que l’on entend partout en Europe, il était important de rappeler les valeurs de l’Europe. Ensuite, le président de la Commission a sans doute pensé que l’heure n’était pas aux changements constitutionnels d’envergure qui sont cependant indispensables. Il est inutile de dire que les mesures proposées, dont certaines ne sont pas nouvelles, vont dans la bonne direction. Il s’agissait, pour le président de la Commission de montrer que la perspective du Brexit ne paralysait pas l’Union. Le mérite de ces propositions sera, pour les États membres, d’éviter la nécessité d’une révision des traités dans l’immédiat. Le discours sur l’état de l’Union vise d’abord les priorités de 2017 et entend « ressouder » les États membres, comme le souligne un journal luxembourgeois (L’Essentiel, cité dans la Revue de presse de Toute l’Europe du 14 septembre). Cela ne nous empêche pas de considérer que s’impose la nécessité d’une union fiscale et d’une assurance européenne contre le chômage, pour ne citer que deux projets-phares. Après les actions de « risk reduction », toujours nécessaires, viendrait le « risk sharing », comme une parfaite illustration du principe de solidarité, prôné, à juste titre, par le président Juncker.