Par Mario Telò, président émérite de l’Institut d’études européennes et membre de l’Académie Royale de Belgique


Le plus grand exercice démocratique de l’occident, le vote de plus de 400 millions de citoyens de 28 pays pour élire le seul parlement continental transnational, s’est conclu par la défaite de la vague nationaliste. Le risque est pourtant qu’une nouvelle majorité, composée non seulement du PPE-PSE, mais aussi élargie aux grands gagnants, les libéraux et peut être même les écolos, une fois évité le pire, s’abandonne à la stagnation, à la continuité paresseuse et inertielle, sans être capable du renouveau profond qui s’impose pour l’UE des cinq prochaines années.

Les raisons de se réjouir des résultats des élections européennes du 26 mai ne manquent pas : non seulement la menace d’Orban, Kaczynski, Salvini et Le Pen de « conquérir l’Europe » a échoué, les deux groupes europhobes ne représente au total que 109 sur 751 membres du PE, Britanniques compris. Leur tentative de recomposition des alliances et de forger un bloc PPE-souverainistes se révèle impossible. Il n’aurait pas de majorité parlementaire même au cas improbable que la CDU de Merkel, le CDH et d’autres formations chrétiennes acceptent une telle perspective, explicitement souhaitée seulement par Orban, Kurz, Berlusconi et Tajani. Ce double échec est intervenu malgré le processus de « modération » des souverainistes, qui, à la seule exception de Farage, ont abandonné toute rhétorique et propagande pour la sortie de l’UE ou de l’Euro.

L’impact des europhobes sur le scrutin

En termes de recherche, deux phénomènes émergent : il y a d’un côté, le paradoxe de la participation des Britanniques au scrutin européen (3 ans après le référendum pour le Brexit) et, de l’autre, le revirement des souverainistes, appelant à la transformation de l’UE en confédération de type gaulliste, de pays souverains, plutôt qu’à son démantèlement. Tout cela semble confirmer la force et l’influence de la dynamique des institutions européennes, renforcées par 70 ans d’intégration et par l’existence d’un parlement européen plus légitime, grâce au taux de participation qui a augmenté de 8 points par rapport à 2014.

les élections européennes

Comment les europhobes, transformés en souverainistes eurosceptiques, pourront-ils conditionner l’UE, et « changer les règles », comme Salvini et Le Pen l’ont promis le soir des élections qui les ont portés premiers partis dans leurs respectifs pays ?  Le Pen reste dans l’opposition et, en réalité, Salvini est affaibli, car son succès (de 17% à 34%) est obtenu aux frais de ses alliés : il a humilié son allié national, le parti « 5 étoiles » (tombé de 32% à 17% en un an) ce qui probablement va provoquer une crise gouvernementale, ainsi que ses alliés locaux, F.I. de Berlusconi, qui, tombé à 8%, termine sa carrière. Ce qui est intéressant dans les deux pays, c’est l’effondrement de ce qui restait de l’euroscepticisme ‘de gauche’, et l’hégémonie générale des nationalistes de l’extrême droite dans le front anti-UE. Cette nouvelle donne imposera d’articuler le clivage nationalistes-européanistes à celui entre gauche et droite.

Les deux groupes eurosceptiques au PE seront isolés, même si, à travers leur contrôle de quelques gouvernements nationaux, ils pourront nommer des commissaires eurosceptiques et essayer de bloquer l’UE. Cela risque d’ailleurs de peser sur les négociations de politique économique et budgétaire. Il y a notamment un risque de rupture entre l’Italie et l’Euro zone sur ces questions. l’Italie en alliance avec la Pologne et la Hongrie vont aussi jouer les « veto-players » au Conseil de l’UE et au Conseil européen. Ils obligeront le couple franco-allemand à la construction d’une large alliance pour les nominations des quatre postes : président du Conseil européen, de la Commission, du parlement et du Haut représentant pour la politique étrangère. Mais, au-delà de la carte ‘veto’, aucune proposition commune ne sera possible, car l’union entre nationalistes est un oxymore évident : ils divergent sur l’essentiel c’est-à-dire, la politique étrangère (pro-russes et anti-russes), la politique économique (pro et anti-austérité), et la politique de migration.

Enjeux pour l’avenir de l’UE après les élections européennes

Le vrai danger viendrait d’une incapacité de la majorité pro-UE à donner des signaux politiques clairs d’un tournant majeur. Tant à la fois aux opinions publiques nationales, parfois confuses et dominées par la peur, qu’à l’extérieur, aux membres du ‘triangle de fer’, attendant l’affaiblissement et la division de l’UE, Trump, Poutine et Xi Jinping.

La politique de migration, la politique pour l’emploi, notamment des jeunes, et la politique étrangère seront des enjeux essentiels.  Il est faux de dire que 2014 était l’année de la dernière chance comme l’avait déclaré Junker, dont le bilan de cinq ans sera malheureusement plus focalisé sur des déclarations hamlétiques de la « crise existentielle » de l’UE que sur des acquis.  Mais cette fois, c’est encore plus vrai qu’en 2014 : si l’UE ne dispose pas de leadership et d’une vision mondiale partagée, si elle continue avec l’inertie et le « muddling through », si elle ne donne pas des signaux clairs d’initiative pour la cohésion interne, alors la souveraineté internationale commune risque fort des nouvelles crises internes, en tant que protagoniste mondial du multilatéralisme, face à un monde devenu plus dangereux et compétitif.

Photo: Parlement européen