Quelles responsabilités de l’Université pour un enseignement inclusif ?

Emmanuelle Bribosia, Joseph Damamme et Isabelle Rorive

L’affaire Enver Şahin c. Turquie

Le 30 janvier 2018, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) a rendu un arrêt important pour l’inclusion des étudiant.e.s en situation de handicap. À l’origine de cette affaire, Mr Şahin, paralysé des membres inférieurs à la suite d’un accident, demande à la Faculté où il est inscrit d’aménager le bâtiment de trois étages où sont dispensés ses cours de professorat de mécanique afin de pouvoir y reprendre ses études. Alors qu’il restait près de six mois avant la rentrée académique, les autorités universitaires (facultaires puis rectorales) refusent de réaliser ces travaux d’aménagement qui, pour des motifs budgétaires, ne seraient pas envisageables à court terme. La mise à disposition d’un accompagnant qui aurait, en réalité, fait office de « porteur » est proposée par l’Université. Après plusieurs échanges infructueux avec les autorités universitaires, Mr Şahin assigne l’Université en justice pour violation de son droit à l’instruction. Pour sa défense, l’Université invoque l’impossibilité de donner suite à la demande de l’étudiant à court terme et son offre d’une solution palliative d’accompagnement. Le requérant soutient, au contraire, que l’accompagnement est dégradant, le rend tributaire d’un tiers, alors que la solution réside dans la mise en accessibilité de l’environnement universitaire. Les tribunaux sollicités (du premier au dernier échelon du système juridictionnel administratif turc) donnent raison à l’Université. L’étudiant assigne alors l’État turc devant la Cour EDH sur le fondement notamment du droit à l’instruction et de l’interdiction de la discrimination (respectivement article 2 du Protocole 1 à la Convention EDH et article 14 de la Convention EDH). La Cour EDH, par six voix contre une, fait droit à sa demande. Cet arrêt est riche d’enseignements pour mieux cerner les obligations d’aménagement raisonnable et d’accessibilité de l’environnement physique dans l’enseignement supérieur.

La majorité de la Cour en faveur d’une obligation réactive d’aménagement raisonnable

Au centre de son contrôle juridictionnel, la Cour s’inspire ici d’un outil tiré notamment de la Convention des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées (CIDPH). En vertu de ce traité international, les États parties (dont la Turquie et la Belgique) doivent prendre les mesures appropriées pour faire en sorte que des « aménagements raisonnables » soient apportés pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité des droits fondamentaux (notamment celui à l’éducation). Trois éléments caractérisent cette obligation qui impose (i) de répondre à des besoins dans une situation donnée (ii) par les ajustements nécessaires et appropriés (iii) tant que ceux-ci n’imposent pas de charge « disproportionnée ou indue » (CIDPH, art. 2 et 5). Dans son arrêt, la Cour relève un double manquement à cette obligation par la Turquie. D’abord, la proposition de l’accompagnant traduit un manque de considération, par l’Université, des besoins réels de l’étudiant ainsi que des conséquences potentielles sur sa sécurité, sa dignité et son indépendance. Ensuite, les tribunaux nationaux ont manqué d’apprécier si un juste équilibre avait été garanti entre les intérêts en présence. Ils n’ont pas évalué le coût des travaux et n’ont donc pas pu déterminer s’il s’agissait d’une charge « indue ou disproportionnée ». La solution s’inscrit dans la jurisprudence récente de la Cour. L’interdiction de la discrimination est source d’obligations positives (de faire) pour les autorités nationales, notamment universitaires, sous réserve de la disproportion dont le constat doit être étayé. L’apport majeur de l’arrêt réside dans l’application de l’obligation d’aménagement à l’environnement physique universitaire (comparez avec Çam c. Turquie). Elle marque également une volonté de la Cour d’apprécier rigoureusement et in concreto le caractère approprié des solutions de substitution à la mise en accessibilité.

L’opinion dissidente du juge Lemmens : une approche anticipative de l’accessibilité

Dans une opinion dissidente, le juge Lemmens exprime plusieurs points de désaccord avec la majorité de la Cour. Le plus pertinent pour notre propos tient à la nature de l’obligation d’accessibilité. A son estime, cette affaire concerne une question d’accessibilité au sens de la l’article 9 de la CIDPH. Il s’agit ainsi d’une obligation anticipative et non pas réactive, comme l’est celle d’aménagement raisonnable. Il s’ensuit que la réalisation de l’obligation d’accessibilité n’est pas conditionnée par une réclamation individuelle. La différence s’explique par le fait que certains besoins, comme ceux des personnes se déplaçant en fauteuil roulant, sont couramment observés et appellent à ce titre une réponse en amont. L’obligation anticipative est aussi progressive alors que celle d’aménagement est immédiatement exigible. Ce rappel des spécificités de l’obligation d’accessibilité est fondamental en pratique. En effet, l’approche réactive de l’accessibilité, conçue par le prisme de l’aménagement raisonnable, a déjà montré ses défauts. Pour toute une série de raisons (complexité technique, coût financier etc.), les modalités de réalisation de l’accessibilité nécessitent du temps et une méthodologie fine. Compter sur l’obligation d’aménagement raisonnable pour améliorer l’accessibilité n’est pas de nature à permettre l’inclusion d’étudiant.e.s qui risqueraient de voir leur parcours universitaire s’éterniser voire s’interrompre. La distinction entre le réactif et l’anticipatif s’accompagne d’une précision importante du juge Lemmens, lequel s’appuie encore sur la CIDPH. L’anticipation doit se comprendre de manière globale. Elle vaut pour l’environnement construit à partir de la date d’entrée en vigueur des prescrits d’accessibilité (lesquelles sont généralement détaillés au niveau national). Elle vaut aussi pour l’environnement bâti avant cette date.

Si les précisions apportées par le juge Lemmens quant aux logiques distinctes à l’œuvre pour l’aménagement raisonnable et l’accessibilité sont fondamentales pour éviter une approche purement individuelle, et non pas collective et proactive, la conclusion qu’il en tire est étonnante. Pour lui, la demande de Mr Şahin doit uniquement être examinée à l’aune des prescrits d’accessibilité. Or, elle a été introduite avant l’échéance de 2015 fixée au niveau national pour la réalisation progressive de l’accessibilité par les universités du pays. Cette analyse nous paraît méconnaître l’exigence d’aménagement raisonnable, tirée du principe de non-discrimination, que la Cour a déjà consacrée dans une jurisprudence antérieure (voy. notamment Çam c. Turquie). Du reste, le système des Nations Unies, dont la Cour s’inspire largement, précise que l’exigence d’aménagement raisonnable vient compléter celle d’accessibilité (voy. Observation générale n° 4 du Comité NU sur le droit à l’éducation inclusive). Or, l’aménagement proposé par l’université (solution de l’accompagnant transformé de facto en porteur) pouvait difficilement être qualifiée de « raisonnable » au regard notamment du respect de la dignité humaine.

Une frontière délicate à tracer entre accessibilité et aménagement raisonnable

Cette affaire interroge le tracé de la frontière entre l’obligation d’aménagement raisonnable et celle d’accessibilité. Quand une demande légitime d’accessibilité laisse une échéance de six mois à l’université, la planification des travaux ne doit-elle pas s’orienter vers les besoins les plus pressants ? En toute hypothèse, il revient aux universités, pour remplir leur obligation d’accessibilité, d’effectuer un fin travail de cartographie de leur environnement, une évaluation financière des travaux nécessaires et l’élaboration d’un plan de financement. Ce dernier point amène à s’interroger sur les limites de l’obligation d’accessibilité. Anticipative et progressive, sa réalisation doit-elle être intégrale, quel qu’en soit le prix ? Le juge Lemmens n’est pas de cet avis. Il prône pour une obligation relative qui implique une mise en balance des intérêts en présence, dans une logique similaire à l’obligation d’aménagement raisonnable. Se dessine ici une divergence avec l’approche du Comité des Nations Unies pour les droits des personnes handicapées qui considère que les autorités nationales ne peuvent refuser de réaliser l’obligation d’accessibilité pour des raisons économiques (voy. son observation n°2). L’enjeu est énorme tant les besoins d’accessibilité sont multiples : au-delà des salles de classe, il faut également penser aux lieux d’étude (ex. la bibliothèque) et de vie (ex. le réfectoire, les espaces culturels, …) ainsi qu’à l’accessibilité numérique. En droit, c’est l’interprétation du Comité onusien qui devrait prévaloir dans les Etats qui ont ratifié la Convention sur les droits des personnes handicapées.

En attendant la réalisation d’une véritable accessibilité, il incombe à l’Université de mettre tout en œuvre pour favoriser l’accès à l’enseignement qui y est dispensé. Un aménagement fréquent consiste à déplacer des cours dans des auditoires ou des classes plus accessibles. Ce travail d’équilibriste peut nécessiter une coordination entre facultés d’une même université, le bâtiment de l’une pouvant être accessible, contrairement à celui de l’autre. Le droit à l’instruction dans le respect du principe de non-discrimination est certainement à ce prix, somme toute modeste au regard de l’enjeu.

L’arrêt Enver Şahin de la Cour européenne se présente comme une rose. Les pétales de l’inclusion avoisinent les questions épineuses de son financement. Ces dernières doivent être appréhendées par la première interlocutrice des étudiants, à savoir l’Université. Ceci étant dit, c’est sur l’Etat que repose la responsabilité finale, du point de vue du droit international. C’est bien à l’Etat qu’il revient de donner aux universités les moyens pour mettre en œuvre un enseignement inclusif digne de ce nom.

De Strasbourg à Bruxelles et … à l’ULB ?

Comme de nombreux autres lieux situés en Belgique (et ailleurs) une grande partie de l’environnement physique de l’ULB a été conçu sans considérer les besoins des personnes à mobilité réduite. En 2018, alors que le droit européen et international impose l’accès égal à l’enseignement supérieur sans discrimination fondée sur le handicap et prône l’éducation inclusive pour réaliser cet objectif, le droit belge est encore, à maints égards, balbutiant. Depuis 2014, la Communauté française s’est dotée d’un outil législatif en vue de favoriser le développement d’un enseignement supérieur inclusif (voy. décret M.B. 09-04-2014). Toutefois, le droit de la Région de Bruxelles-Capitale n’impose que dans de rares cas l’accessibilité de lieux ouverts au public déjà bâtistitre IV du règlement régional d’urbanisme, arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du 21 novembre 2006). L’Université a quant à elle entamé un processus de « rattrapage », notamment par l’installation de rampes. Plusieurs aires de nos campus restent cependant encore inaccessibles. Dans ce contexte, une mobilisation coordonnée des différents acteurs est indispensable pour permettre une meilleure inclusion des étudiant.e.s en situation de handicap (et, au-delà, de tous les membres de la communauté universitaire). Le service « environnement et mobilité » mène un projet d’audit de l’accessibilité à l’ULB. Ce projet associe également une structure en charge de l’accueil et de l’accompagnement des étudiant.e.s en situation de handicap à l’ULB (le CEFES). Par ailleurs, l’Equality Law Clinic vient de recevoir un financement de la Fédération Wallonie-Bruxelles afin de poursuivre son travail d’élaboration d’un code de bonnes pratiques en vue de l’inclusion des étudiant.e.s en situation de handicap. Gageons que plusieurs avancées soient réalisées en ce sens à l’occasion de l’année des diversités à l’ULB.