Ludovic Badet est diplômé du Master de spécialisation en droit européen, un programme avec le label de l’IEE. Il a auparavant été également diplômé d’un Master de droit de l’ULB.


L’État de droit dans l’Union européenne: une préoccupation éminente 

Dénoncée avec force depuis déjà plusieurs années, la crise de l’État de droit confronte inévitablement l’Union européenne. D’abord parce que l’État de droit figure parmi les valeurs fondamentales de l’Union, et que chaque État membre devrait, à ce titre, exercer ses pouvoirs dans le respect de la démocratie et des droits fondamentaux des citoyens(1). Ensuite parce qu’un délitement de l’État de droit dans l’Union touche plusieurs États membres. Sont concernés, au premier chef, la Hongrie et la Pologne.

Dans ces deux États membres, la crise de l’État de droit est d’autant plus inquiétante qu’elle s’intensifie. C’est qu’en effet, à mesure que les gouvernements de Budapest et de Varsovie poursuivent – sans relâche hélas – leur politique illibérale, les atteintes aux droits fondamentaux des citoyens deviennent plus nombreuses, plus graves et persistantes.

C’est, enfin, le principe de confiance mutuelle qui est malmené par les atteintes faites à l’État de droit. Ce principe, qui exige de tout État membre qu’il fasse confiance à chacun des autres État membres, est pourtant d’importance fondamentale en droit de l’Union. Cette confiance porte sur le respect des valeurs fondamentales de l’Union, dont notamment l’État de droit et les droits fondamentaux, et favorise ainsi la mise en place d’un espace européen sans frontières juridiques intérieures. Elle impose en effet à chaque État membre de considérer, sauf circonstances exceptionnelles, que celles-ci sont respectées et que, par conséquent, il ne peut y avoir d’obstacle à ce qu’il coopère avec un autre État membre dans le cadre du droit de l’Union.

Forcément, la question se pose du maintien de cette confiance envers les États membres tels que la Hongrie et la Pologne dans la mesure où ces pays ont suffisamment fait la démonstration qu’ils ne respectent plus désormais les valeurs sur lesquelles l’Union est fondée.

Il s’avère pourtant que l’Union est dans une impasse lorsqu’il s’agit de protéger l’État de droit au sein de ses États membres. Outre des difficultés d’ordre politique, l’une des causes de cet état de fait réside dans les conditions d’application de l’article 7 du traité sur l’Union européenne.

L’article 7 permet en particulier de décider de sanctions très lourdes envers un État membre – notamment la suspension de ses droits de vote au sein du Conseil – lorsque celui-ci ne respecte plus les valeurs fondamentales de l’Union. Mais son application requiert des seuils de majorité trop élevés, en sorte que sa mise en œuvre relève pour l’heure du domaine de l’inconcevable(2).

C’est en regard de ce contexte que le récent arrêt Commission c. Pologne II, précédé par l’arrêt Commission c. Pologne I, prononcé par la Cour de justice de l’Union européenne, constitue une avancée considérable dans la protection de l’État de droit.

Cet arrêt illustre la possibilité pour la Commission de contester des mesures d’un État membre portant atteintes à l’indépendance de son pouvoir judiciaire national, et celle de la Cour de justice d’y faire échec en les déclarant contraires au droit de l’Union. De cette façon, l’Union s’avère en mesure de protéger plus efficacement les citoyens de ses États membres contre certaines dérives antidémocratiques, mais non des moindres : celles touchant à l’indépendance des juges nationaux.

En l’absence de sanctions décidées en application de l’article 7, c’est plutôt l’article 19(1) du traité sur l’Union européenne qui est mobilisé. D’abord invoquée par la Commission, puis appliquée par la Cour, cette disposition a permis à l’Union de condamner les atteintes du gouvernement polonais au principe de l’indépendance des juges.

La préservation de l’indépendance du juge national par la Cour de justice

Dans l’affaire Commission c. Pologne II, était en cause la loi relative aux juridictions de droit commun polonaises.

La Commission avançait que cette loi ne permet pas de garantir l’indépendance des juges de ces tribunaux. La Commission se fondait sur la double circonstance que la loi non seulement abaisse l’âge du départ à la retraite des juges (de deux ans pour les hommes ; de sept ans pour les femmes) mais reconnaît aussi, simultanément, au ministre de la Justice le pouvoir d’autoriser certains juges à continuer leur activité a posteriori.

En vertu de la loi donc, une fois dépassé l’âge du départ à la retraite nouvellement fixé, certains juges peuvent continuer leur activité moyennant autorisation du ministre de la Justice. De l’avis de la Commission, ces dispositions ne permettent pas de prémunir suffisamment les juges polonais de pressions extérieures et, en conséquence, ne sauvegardent pas leur indépendance (Points 87 à 92).

Dans son arrêt du 5 novembre 2019, comme l’y invitait la Commission, la Cour de justice a mobilisé l’article 19(1) du traité sur l’Union européenne. Cette disposition impose à chaque État membre d’établir des « voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective ». En vertu de cette disposition, chaque État membre doit donc s’assurer que toutes ses juridictions nationales soient à même d’offrir une protection réelle aux justiciables. Et la Cour d’affirmer que, parmi les exigences de la protection juridictionnelle effective, se trouve le principe de l’indépendance des juges (Points 104 et 105).

Raisonnant en deux temps, la Cour a d’abord posé que l’article 19(1) était bel et bien applicable au cas d’espèce. Il ressort clairement de l’arrêt Commission c. Pologne II que cette disposition doit s’appliquer dès lors que la situation en cause concerne une juridiction qui est susceptible de trancher un litige impliquant le droit de l’Union. Cette seule condition est à la fois nécessaire et suffisante pour déclencher l’application de l’article 19(1). Or, il ne fait pas de doute que les juges qui sont visés par la loi polonaise sont effectivement susceptibles de statuer sur des questions concernant l’application du droit de l’Union (Points 98 et suivants).

En second lieu, la Cour devait résoudre la question de savoir si, en adoptant la loi litigieuse, la Pologne mettait ou non en péril l’indépendance des juges des juridictions de droit commun. Selon une jurisprudence constante de la Cour, l’indépendance présente un aspect externe – visant l’absence de pressions externes – ainsi qu’un second aspect interne – exigeant l’impartialité des juges (Points 108 à 110). Il semble bien que ce soit sur le fondement de ces deux aspects cumulés que la Cour a vu une contradiction de la loi polonaise avec l’article 19(1) du traité sur l’Union européenne.

La Cour affirme clairement que la circonstance que le ministre de la Justice soit investi du pouvoir de prolonger l’exercice des fonctions juridictionnelles au-delà de l’âge du départ à la retraite « n’est pas suffisante, à elle seule, pour conclure à l’existence d’une atteinte au principe d’indépendance des juges » (Point 119). En revanche, elle conclut que les modalités qui encadrent la prise de décision du ministre de la Justice sont problématiques au regard de l’exigence d’indépendance des juges concernés.

Elle observe ainsi que le ministre de la Justice dispose d’une marge de manœuvre trop peu encadrée, les critères légaux en vertu desquels il est tenu de décider étant « trop vagues et non vérifiables » (Point 122). Elle constate, en outre, que la décision du ministre de la Justice ne doit pas être motivée et n’est pas non plus susceptible d’être contestée en justice.

Il ressort de l’arrêt que ces différents éléments ne sont pas de nature à mettre à l’abri les juges d’éventuelles tentations de céder à des interventions ou à des pressions extérieures, et sont donc susceptibles de mettre en péril leur indépendance. La Cour conclut que ce pouvoir, en raison du manque de balises, est « de nature à engendrer des doutes légitimes (…) quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité par rapport aux intérêts susceptibles de s’affronter devant eux » (Points 119-124).

En ces termes, la Cour condamne le pouvoir trop étendu du gouvernement polonais – ici incarné en la personne du ministre de la Justice – sur les juges de droit commun, qu’elle considère comme une atteinte à leur indépendance.

Enfin, la Cour rappelle, de façon pertinente, que le pouvoir du ministre de la Justice doit être rapproché de la réforme ayant conduit à abaisser l’âge normal des juges des juridictions de droit commun polonaises.

Elle remarque que la combinaison de ces deux réformes « pourrait en réalité avoir visé à permettre au ministre de la Justice, agissant de manière discrétionnaire, d’écarter, une fois atteint l’âge du départ à la retraite nouvellement fixé, certains groupes de juges en exercice » (Point 127).

La Cour en conclut que l’abaissement de l’âge du départ à la retraite, couplé au pouvoir trop étendu du gouvernement, caractérise encore davantage la violation du principe de l’indépendance des juges nationaux (Point 125 et suivants).

La genèse : l’arrêt Commission c. Pologne I du 24 juin 2019

L’arrêt Commission c. Pologne II trouve en réalité sa genèse dans l’arrêt Commission c. Pologne I qui le précède.

Les faits à l’origine de l’arrêt Commission c. Pologne I sont similaires à ceux que nous venons d’évoquer, sinon qu’il s’agissait d’une législation concernant la Cour suprême de Pologne et que le chef de l’État polonais cette fois se trouvait investi d’un pouvoir arbitraire.

En l’espèce en effet, était en cause la loi relative à la Cour suprême de Pologne. Cette loi, d’une part, prévoyait l’abaissement de l’âge du départ à la retraite des juges de la Cour suprême, et, d’autre part, accordait au Président de la République un pouvoir discrétionnaire de prolonger l’activité de ces mêmes juges au-delà de l’âge du départ à la retraite nouvellement fixé.

La Cour de justice y dresse une analyse comparable en tous points à celle que nous avons déjà présentée, l’arrêt Commission c. Pologne I contenant en réalité les prémices de l’arrêt Commission c. Pologne II rendu quelques mois plus tard (Points 51, 55 et 56 (applicabilité) et 71 et suivants (application au fond)).

La Cour y juge déjà que l’article 19(1) du traité sur l’Union européenne est applicable en l’espèce en raison de la circonstance suffisante que la loi litigieuse porte sur une juridiction – la Cour suprême – pouvant être amenée à se prononcer sur des litiges impliquant le droit de l’Union. Ensuite, la Cour y constate également que le gouvernement – ici incarné en la personne du Président – dispose d’un pouvoir discrétionnaire qui met en péril l’indépendance des juges de la Cour suprême.

En outre, la Cour affirme que le principe d’indépendance est d’autant plus atteint que la loi litigieuse abaisse simultanément l’âge de départ à la retraite. De la même façon, la Cour condamne ici une législation qui opère une mainmise inadmissible du politique sur le judiciaire.

Conclusion : un pas important pour la protection de l’État de droit dans l’Union européenne

Cette ligne de jurisprudence revêt une importance cruciale : elle révèle le rôle de la Cour de justice dans la protection de l’État de droit.

Sur recours de la Commission, la Cour de justice est parvenue, par deux fois, à condamner les tentatives de la Pologne d’anéantir l’indépendance du pouvoir judiciaire national. Mais plus encore : force est de constater que les arrêts Commission c. Pologne I et Commission c. Pologne II ont permis de faire échec aux réformes réprouvées, celles-ci n’étant plus d’application à l’heure actuelle.

Ce succès est également le résultat de l’ordonnance de la Cour de justice, dans la première affaire, prononçant la suspension de la réforme relative à la Cour suprême de Pologne dans l’attente de l’arrêt au fond.

Néanmoins, il faut souligner que seule la Pologne a été condamnée sur la base de l’article 19(1) pour avoir violée l’indépendance du pouvoir judiciaire. La Commission s’abstient pour l’heure de mobiliser cette disposition pour condamner les réformes du même acabit en Hongrie.

Cela étant, la Commission a déjà engagé, avec succès, plusieurs recours en infraction à l’encontre de la Hongrie concernant d’importantes violations des droits fondamentaux, mais en invoquant d’autres dispositions du droit de l’Union.

Ainsi la Cour a-t-elle pu condamner la réforme hongroise abaissant l’âge du départ à la retraite des juges nationaux en faisant application du principe de non-discrimination. D’autres procédures à l’encontre de la Hongrie, qui ne mobilisent pas non plus l’article 19(1), sont d’ailleurs aujourd’hui pendantes devant la Cour (notamment celle portant sur les défaillances systémiques des conditions d’accueil des demandeurs d’asile).

Il ne faut pas non plus perdre de vue que les crises de l’État de droit dans l’Union (en Pologne comme en Hongrie) se sont construites et continuent de se concrétiser par de multiples violations de droits fondamentaux d’ordres divers.

Les deux arrêts commentés ont permis de ne faire face qu’à un certain type de dérives : celles touchant l’indépendance des juges nationaux. Bien que la restauration de l’indépendance du pouvoir judiciaire soit, à l’évidence, essentielle pour le rétablissement de l’État de droit, d’autres violations par Varsovie et Budapest de prérogatives différentes sont dénoncées (droit à des élections libres, liberté d’expression, liberté de religion, etc.).

Dans ce contexte, l’on peut se demander si la Cour ne serait pas en mesure de condamner sur la base de l’article 19(1) d’autres atteintes au principe de la protection juridictionnelle effective.

L’article 19(1) se réfère en effet à ce principe, et ce principe ne recouvre pas seulement l’indépendance des juges, mais également d’autres prérogatives telles que : le droit pour un citoyen d’accéder à un juge, le droit de voir le jugement exécuté, et le droit de se faire représenter par un avocat.

Si la Cour pouvait élargir son champ d’action sur le fondement de l’article 19(1), ce serait une autre grande étape qui serait franchie. Cet article dispose en effet – nous l’avons vu – d’un champ d’application extrêmement vaste, ce qui pourrait permettre à la Cour d’aisément faire échec à d’autres atteintes portées à l’effectivité de la justice.


(1) L’article 2 du traité sur l’Union européenne dispose que parmi les « valeurs » sur lesquelles l’Union est fondée, figure « l’État de droit » et que « [c]es valeurs sont communes aux États membres ».

 (2) Cela fait aujourd’hui plus d’un an que la procédure de l’article 7 a été mise en œuvre à l’encontre de la Pologne et plus de six mois qu’elle a été enclenchée à l’encontre de la Hongrie, sans qu’aucune sanction n’ait été décidée à ce jour sur le fondement de l’article 7.

Photo: Cour de justice de l’Union européenne