Mario Telò est professeur à la LUISS et l’ULB, Président émérite IEE-ULB. Il est membre de l’académie Royale de Belgique. 


Après huit ans de négociations, le grand accord de libre- échange de l’Asie Pacifique a été signé. Le RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) a rassemblé les 10 pays de l’Association des Nations du Sud –Est asiatique (Brunei, Myanmar, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam), les trois grandes économies de l’Asie du Nord-est (Corée, Chine et Japon) et deux des trois autres membres de l’ « ASEAN plus 6 » : Inde Australie et Nouvelle Zélande. Une région très importante : en vingt ans elle est passée du 20 % à plus que le 30% de l’économie mondiale, étant surtout une des parties de la planète les plus dynamiques, avantgarde de la croissance post-Covid ( + 0,2% de croissance estimée). L’Inde s’est retirée en décembre 2019 pour trois raisons : la volonté de containment de la Chine, la peur d’une invasion non seulement de produits chinois, mais de tous les autres pays avec lesquels elle fait état d’une balance commerciale déficitaire; les standards commerciaux, jugés trop élevés.

Mais, ces standards sont-ils vraiment trop élevés ? Et pourquoi un pareil accord multilatéral en dehors de l’OMC ? Quelles conséquences pour les occidentaux ?

En effet, depuis que la paralysie du cycle de négociations de Doha de l’Organisation Mondiale du Commerce est devenue évidente (réunion de Cancun de 2003) toutes les puissances commerciales ont lancé des stratégies de remplacement basées sur le bilatéralisme (Etat-Etat) ou l’inter-régionalisme (au moins une organisation régionale comme partenaire).

Jugés comme trop exigeants par l’Inde, les contenus du RCEP sont minimaux si comparés non seulement aux accords récemment signés par l’UE (par exemple celui avec le Japon de 2017), mais aussi avec le TPP (Trans Pacific Partnership) signé en 2015 par les États-Unis d’Obama avec 11 pays du Pacifique, qui a survécu au retrait décidé par Donald Trump avec le nouveau acronyme de CPTPP (Australie, Brunei, Chili, Japon, Malaisie, Mexique, Nouvelle Zélande, Pérou, Singapore et Vietnam). Le RCEP ne prévoit que la facilitation de la libéralisation du commerce, une zone de libre-échange caractérisée par le modèle de ‘l’intégration négative’ – baisse du 90% des tarifs douaniers— : pas de clauses sociales, ni environnementales, pas de marchés publics, presque rien sur agriculture, le e-commerce et la digitalisation.

Le RCEP présente pourtant une double signification politique :

  • a) il montre le choix non seulement de la Chine, mais de grandes économies du Pacifique pour le multilatéralisme, le libre-échange, contre le protectionnisme.
  • b) il divise le QUAD, l’alliance Indopacifique voulue par Trump pour isoler la Chine (l’Australie, le Japon, les États-Unis et l’Inde).


Sonnette d’alarme

Comparable avec le NAFTA la zone de libre-échange nord-américaine (aujourd’hui USMCA), cet accord régional n’est pas du tout comparable avec l’UE si non pour ceux qui considèrent l’UE comme une zone minimale de libre-échange, type l’AELE, ce qu’elle a décidé de ne pas être déjà en depuis 70 ans ! Un marché unique avec monnaie unique n’est pas qu’une zone de libre- échange.

Il serait classé par les experts du régionalisme comparé comme un accord ZLE (zone de libre échange) soft, minimaliste, limité à l’intégration négative. Mais, même si minimaliste, pour les occidentaux c’est une sérieuse sonnette d’alarme au niveau des équilibres de puissance dans l’économie globale, car, dans le cadre du RCEP,  la Chine a fait un grand bond en avant pour négocier des standards compatibles avec son modèle de société dans une très grande partie de son entourage (elle est le premier partenaire commercial des pays concernés par l’accord).en plus le RCEP pourrait préparer un accord plus approfondi entre Chine Japon et Corée du sud.  

Depuis que l’OMC a manifesté sa faiblesse, une compétition acharnée est ouverte à propos de la question de savoir qui et comment fixera les standards du commerce mondial ?

Pas étonnant, puisque ces derniers sont l’expression de modèles divers de société et de vie. Obama a lancé le dernier plan occidental pour contraster la Chine au niveau des standards: sa double démarche (TTIP avec l’UE et TPP avec l’Asie, en excluant la Chine), au cas de succès, aurait présenté à la Chine (presqu’à prendre ou laisser) un ensemble cohérent de règles, de procédures et de standards agréés par les deux partenaires transatlantiques (représentant encore presque la moitié du PNB global et du commerce mondial) et une partie des pays du Pacifique. La recherche nous dit que le groupe dirigent chinois était partagé sur l’acceptation ou non de cette négociation asymétrique. Mais les négociations du TTIP ont trop trainé et Donald Trump, aidé par les protectionnistes américains et européens de droite et d’extrême gauche, a voulu le démantèlement de cette stratégie et a lancé à sa place, pendant 4 ans, les guerres commerciales, de facto un boomerang.

Pas d’amalgame entre UE et États Unis

L’Occident parait à certains commentateurs comme bouleversé par le dynamisme chinois et asiatique, introverti à cause du COVID 19 et de la crise économique qui s’annonce. Pas d’amalgame. En réalité les deux puissances commerciales de deux côtés de l’Atlantique ont poursuivi des stratégies différentes pendant les 4 dernières années et peuvent décider des stratégies différentes ou convergentes pour l’avenir proche. L’UE a essayé de remplir, au moins en partie, le vacuum stratégique, le vide laissé par le retrait des Usa de Trump.

Malgré les pressions internes et externes protectionnistes, l’Union européenne a continué et même renforcé sa stratégie mondiale d’accords interrégionaux sur le commerce et/ou sur les investissements avec la Corée du Sud, le Vietnam, le Canada, le Mexique, le Japon, le Mercosur ; s’y ajoutent les négociations en cours avec l’ASEAN, l’Australie, et le CAI (Comprehensive agreement on investments) avec la Chine.

Une mise en garde persiste : cette stratégie présente un déficit, au niveau de ses implications politiques sous-exploitées jusqu’à présent, que seule la coordination du Haut Représentant de l’UE, Joseph Borrell pourra –espérons-le— redresser. Il s’agit certainement de succès remarquables, des accords de régulation qui vont au-delà du libre-commerce, même si les multiples résistances national-protectionnistes font craindre que les ratifications nationales de ces accords seront mouvementées dans plusieurs Etats membres (voir l’exemple du CETA et de l’accord UE-MERCOSUR). D’autre part, de quels autres instruments dispose une puissance civile, non militaire, comme l’UE pour défendre et diffuser dans le monde ses intérêts, ses valeurs, ses standards de vie ?

Que fera-t-il Joe Biden et quid de l’OMC ?

Il est en difficulté, comme il l’a bien montré en ne sachant quoi répondre aux questions de journalistes sur le RCEP le 16 novembre. Soit il revient à la stratégie de Barak Obama, qui aurait voulu un containement pacifique de la Chine ; soit il revient à celle de Bill Clinton et à son projet de 1994, en ressuscitant l’APEC, comme un cadre pour l’ensemble de la région Asie- Pacifique, couvrant tous les accords commerciaux de la région (le CPTPP aussi bien que le RCEP), soit il suit l’exemple de l’UE et travaille à une nouvelle stratégie commune aussi que souhaité – encore de façon trop vague et timide -par les ministres Le Drian et Haas le 18 Novembre. Des accords commerciaux de grande qualité concernant les standards pour la protection de l’environnement, pour les clauses sociales, le développement soutenable, et aussi pour les droits de l’homme. Et accompagnant cette démarche par une initiative commune UE-États-Unis pour la réforme  de l’OMC. Peut-être qu’une grande stratégie pour la régulation consensuelle, par degré, du commerce mondial relancera un jour l’OMC et apportera de tels bénéfices aux populations – surtout dans une période de crise économique-, que les résistances internes seront affaiblies. C’est à l’UE de prendre l’initiative pour un nouveau dialogue transatlantique, entre égaux.


 

Photo: ASEAN