Nicolas Verschueren est historien et coordinateur de la finalité Histoire et cultures d’Europe du Master en études européennes avec le label IEE-ULB. Parmi ses sujets de recherche se trouvent l’histoire sociale de la construction européenne, l’histoire du temps de travail, l’autogestion ouvrière et la parole ouvrière.


Eliane Vogel-Polsky (1926-2015) est une personnalité marquante de l’histoire de la construction européenne. Véritable mère de l’Europe sociale, elle incarne les combats pour l’émancipation féminine, l’égalité et la parité entre les hommes et les femmes après la Seconde Guerre mondiale.

Issue d’une famille d’origine russe, elle naît à Gand en 1926 avant de poursuivre sa scolarité à Bruxelles au Lycée Emile Jacqmain, un établissement qui prépare les jeunes filles aux études universitaires. Cette scolarité se trouve bouleversée par le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et des premières mesures antijuives notamment à partir de 1941-1942. Eliane Polsky est alors cachée sous une fausse identité à Liège chez les Sœurs Bénédictines.

La vie académique

Au sortir de la guerre, elle entame des études de droit à l’Université libre de Bruxelles suivant les conseils de son père. Si le monde de l’université s’est progressivement ouvert aux femmes, les facultés de droit restent encore très largement masculines. Pourtant, Eliane Polsky et quelques autres participent à cette révolution en partie inspirée par les écrits de Simone de Beauvoir. C’est dans ce contexte qu’Eliane Polsky devient la première femme à obtenir le prix d’éloquence, une première distinction qui en appelle d’autres.

Son doctorat en poche, elle se marie avec André Vogel et donne naissance à trois garçons. Elle s’inscrit ensuite à l’Institut du Travail qui vient d’ouvrir ses portes et obtient une licence en droit et sociologie du travail en 1958. Cette expérience sera l’occasion de croiser son parcours de juriste avec les enjeux sociaux dans le monde du travail. En somme, le droit social prenait ici toute sa substance. C’est notamment au contact avec Léon-Eli Troclet, ministre du Travail et parlementaire à l’Assemblée commune qu’elle se familiarise avec les questions sociales et européennes. Finalement, elle conclut son parcours universitaire et interdisciplinaire en étant parmi les premiers diplômés de l’Institut d’études européennes en 1965.

Engagement social d’Eliane Vogel-Polsky

C’est à cette époque que son engagement pour l’égalité salariale entre les hommes et les femmes prend une nouvelle dimension, notamment en lien avec la signature du Traité de Rome en 1957 et l’ouverture du Marché commun. Ce traité contient en son sein l’article 119 qui prévoit l’égalité salariale entre les hommes et les femmes pour un même travail.

Article 119 du Traité de Rome

Chaque État membre assure au cours de la première étape, et maintient par la suite, l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail.

Par rémunération il faut entendre, au sens du présent article, le salaire ou traitement ordinaire de base ou minimum, et tous autres avantages payés directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l’employeur au travailleur en raison de l’emploi de ce dernier.

L’égalité de rémunération, sans discrimination fondée sur le sexe, implique :

  • que la rémunération accordée pour un même travail payé à la tache soit établie sur la base d’une même unité de mesure ;
  • que la rémunération accordée pour un travail payé au temps soit la même pour un même poste de travail.

Cet article va devenir par la suite une référence absolue des associations luttant pour l’obtention de l’égalité salariale. Mais dans un premier temps, il ne reçoit qu’un faible écho. Il faut dire que cet article avait été introduit par le gouvernement français afin de ralentir l’ouverture du marché commun et de protéger son économie de la concurrence allemande et italienne. Il est vrai qu’à l’époque la France est le seul pays de la Communauté européenne à avoir mis en place des mesures visant à réduire l’inégalité salariale entre les hommes et les femmes. Au Grand-Duché de Luxembourg ou aux Pays-Bas, les femmes gagnaient en moyenne la moitié du salaire d’un homme pour un même travail.

Ayant connaissance de cet article, Eliane Vogel-Polsky commence à en diffuser l’information dans les réunions syndicales. De l’Europe à l’usine, l’article 119 est à l’origine d’un conflit social d’une portée unique dans l’histoire européenne. En février 1966, la célèbre grève des femmes de la Fabrique nationale d’armes d’Herstal commence pour l’obtention de l’égalité salariale entre les hommes et les femmes. Parti des ateliers, le mouvement prend rapidement de l’ampleur et les 3,000 ouvrières se lancent dans une grève de 13 semaines au son du « Le travail, c’est la santé mais pour ça il faut être payé ». L’issue de la lutte est un demi-échec, les ouvrières d’Herstal obtiennent une augmentation de 50% mais l’égalité salariale n’est pas réalisée.

Ce conflit renforce clairement la conviction d’Eliane Vogel-Polsky quant à la nécessité de mener des luttes juridiques à l’échelle européenne pour faire valoir l’application directe de l’article 119. Elle se lance alors à la recherche de cas à plaider. Après l’échec de l’affaire Mertens, c’est l’histoire de Gabrielle Defrenne qui devient le symbole de ce combat pour devenir un des arrêts les plus célèbres de la Cour de Justice des Communautés européennes.

Gabrielle Defrenne et la discrimination des hôtesses de l’air

Gabrielle est hôtesse de l’air à la Sabena dont la politique à l’égard des travailleuses est clairement discriminante et reflète sans doute un certain air du temps. Se marier ou avoir un enfant signifiait purement et simplement une rupture de contrat pour la femme. En outre, les hôtesses de l’air étaient licenciées à 40 ans alors que les stewards pouvaient travailler jusque 55 ans. Gabrielle Defrenne se voit donc licencier en 1968 à l’âge de 40 ans. C’est sur base de cette inégalité de traitement qu’Eliane Vogel-Polsky plaide auprès des tribunaux belges. Sans succès. C’est donc au niveau européen que la cause doit être portée. Un premier arrêt en 1971 est clairement insatisfaisant pour l’avocate belge qui se remet au travail. Un deuxième arrêt rendu en 1976 est bien plus favorable considérant en effet que l’égalité de rémunération est une pierre angulaire de l’ordre juridique européen. Il convient de noter qu’en une décennie, le regard posé sur l’égalité entre les hommes et les femmes s’était transformé. La Commission européenne prenant à ce sujet une série de directives à partir de 1974.

Les combats d’Eliane Vogel-Polsky ne s’arrêtent pas là et son activité incessante pour l’égalité et la parité entre les hommes et les femmes dans les 1980 et 1990 en font certainement une des mères d’une Europe sociale toujours en chantier.

Les étudiants et étudiantes de la promotion 2017-2018 de l’IEE-ULB ont choisi de porter le nom de cette docteure en Droit, une des premiers diplômés de l’Institut d’études européennes, en 1965.

Vous pouvez trouver tous les détails pratiques de la cérémonie de proclamation de diplômé.es sur notre blog.

Références

  • Marie Thérèse Coenen, La grève des femmes de la FN, Bruxelles, Pol-His, 1991.
  • Eliane Gubin et Catherine Jacques, Eliane Vogel-Polsky, une femme de conviction, Bruxelles, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, 2007.
  • Catherine Hoskyns, Integrating Gender. Women, Law and Politics in the European Union, London, Verso, 1996.
  • Sophie Jacquot, L’égalité au nom du marché ? émergence et démantèlement de la politique européenne d’égalité entre les hommes et les femmes, Bruxelles, Peter Lang, 2014.

Photo: Le Monde