François Foret est professeur de science politique à l’ULB et titulaire d’une chaire Jean Monnet. Il est également directeur du CEVIPOL et a été professeur invité dans différentes universités anglo-saxonnes et françaises.


L’actualité provoque parfois un télescopage d’événements : célébration du pape comme dernier héraut des valeurs européennes d’un côté, tétanie des pays européens face à un terrorisme religieux d’autant plus craint qu’il est incompris de l’autre. L’Europe est ramenée bon gré mal gré à la question du religieux, à la fois comme fondement et négation de son identité. Est-ce là une rupture, un retour du refoulé marquant la « revanche de Dieu », ou bien plutôt la continuation d’un processus de sécularisation qui relativise la religion, la rendant dès lors disponible pour une variété d’usages mémoriels, symboliques et contestataires?

Le pape François n’est pas la première personnalité religieuse à recevoir le prix Charlemagne, avec notamment les précédents en 2009 d’Andrea Riccardi,fondateur de la Communauté de Sant’Egidio, ou en 1989 de Frère Roger, fondateur de la communauté de Taizé. Même s’il est largement perçu comme tel, ce prix n’est pas décerné par les institutions européennes. Ces dernières ne sont pour autant pas réticentes à honorer des dignitaires religieux, présents dans la liste des lauréats du prix Sakharov remis par le Parlement européen à des personnes ou des organisations pour leur défense des droits de l’homme. Il n’y a donc pas dans l’honneur fait au pape François de rupture d’un sécularisme intransigeant. L’interprétation offerte par de nombreux commentaires met en avant un geste à la fois de désarroi et d’espoir, une remise de soi à une figure spirituelle rappelant à ses valeurs fondamentales une communauté politique perdue dans ses peurs et ses incertitudes.

Dans le même temps, l’UE s’est divisée dans la manière de réagir à un terrorisme se revendiquant de l’Islam. Discours politiques et sphères publiques ont divergé pour fustiger une propension musulmane à la violence ou réaffirmer au contraire tolérance et diversité comme vertus collectives cardinales. La coordination européenne en matière de dé-radicalisation a mis en exergue la résistance des particularismes nationaux ancrés dans l’histoire des relations entre politique et religion, entre Eglise et Etat. Les pays les plus sourcilleux sur la séparation du spirituel et du temporel (comme la France) répugnent à collaborer avec des imams pour prévenir la radicalisation et à reconnaitre la dimension religieuse des actes terroristes comme un défi idéologique à la démocratie. Ceux dotés d’une tradition de conciliation entre les deux pouvoirs (comme la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas) sont plus enclins à mobiliser des hommes de foi pour susciter des récits musulmans alternatifs et agir sur les parcours des individus avant le passage à l’acte violent.

L’erreur serait de voir dans ces deux événements concomitants – un pape honoré, un terrorisme se revendiquant du sacré – un retour du religieux dans ses formes passées. La référence au chef de l’Eglise catholique n’est pas celle à une autorité dont on attend guidance morale et mobilisation d’une communauté européenne des croyants. François lui-même s’exprime davantage en « expert en valeurs », en conscience de dirigeants manquants à leurs obligations (il s’est également attaqué à Donald Trump ou d’autres personnalités étrangères au christianisme), en protestataire éthique global. La motivation islamique des terroristes qui ont frappé Paris et Bruxelles reflète moins l’orthodoxie musulmane qu’un usage personnel et désordonné d’éléments religieux au service d’un projet criminel, d’une anomie ou d’une contestation politique.

Dans les deux cas, c’est la sécularisation de l’Europe qui se trouve confirmée, la perte d’emprise et de sens social de la religion.  Loin d’assister à un nouvel affrontement entre Christianisme et Islam, à cette « guerre de civilisations » tant fantasmée, les Européens sont confrontés à la faiblesse et à la plasticité du religieux moderne. Le dogme est devenu un héritage symbolique, un patrimoine culturel en libre accès et disponible pour tous les usages. La religion pour mémoire, selon la belle formule forgée par Danièle Hervieu-Léger il y a plus de vingt ans déjà, c’est celle qu’un système politique européen invoque comme source historique pour réactiver ses valeurs fondatrices aujourd’hui profondément séculières. C’est celle que des individus en déshérence convoquent pour réinventer une identité et donner signification à une vie et une mort en rupture avec la société. Poser ce constat ne justifie ni ne prescrit rien, mais invite seulement à ne pas se tromper de combat.